Le lendemain de la tuerie, soit le 11 Muharram, le cortège des captifs arriva à Kûfa dans l'après-midi; il traversa les rues de cette ville pour être conduit au Palais où l'attendait le gouverneur 'Obeidullah Ibn Ziyâd. A son arrivée les Kufites sortirent dans les rues, qui pour s'informer de l'identité des captifs, qui pour pleurer sur ces veuves et orphelins, qui pour exprimer leurs remords d'avoir abandonné ces descendants du Prophète, venus de loin sur leur invitation et par leur insistance.
Dans le cortège, Zaynab, fille de 'Ali Ibn Abi Tâlib et la soeur d'al-Hussein, jeta un regard de colère et d'indignation sur les foules rassemblées et leur fit signe de se taire. Le silence s'imposa et Zaynab s'adressa aux Kufites pour stigmatiser leur attitude traîtresse et honteuse:
« Louange à Dieu! Que la paix soit sur Muhammad et sur les membres bons et pieux de sa famille. O Kufites! Ô gens de traîtrise et de trahison! Vous pleurez maintenant!? Que vos larmes ne sèchent jamais et que vos cris ne se calment guère! Vous êtes "pareils à celle qui défaisait le fil de son fuseau après l'avoir solidement tordu.
Car, vous considérez vos serments comme un sujet d'injures entre vous. Il n'y a parmi vous que d'arrogants vicieux et d'orgueilleux hautains. Mais en réalité vos agissements ne relèvent que des flatteries de servantes-maîtresses et des coups d'oeil d'ennemis; vous êtes, au fond, comme une prairie sur un fumier, comme un ornement d'argent sur un tombeau. Le mal que vous avez commis est si pernicieux que Dieu se courrouce contre vous; et vous demeurerez immortels dans le châtiment .
Vous pleurez et vous gémissez! Eh bien, par Dieu, pleurez beaucoup et riez peu! Vous n'en (de votre trahison) récolterez que la honte et le déshonneur; vous ne pourrez jamais l'effacer par un lavage. Comment pourriez-vous en effet vous laver de l'assassinat du descendant du Prophète, le Métal du Message, le Maître de la Jeunesse du Paradis, le Refuge des meilleurs d'entre vous et votre refuge dans votre malheur, le Phare de votre preuve de Dieu, et le Guide de votre Sunna. Que vous subissiez les mauvaises conséquences de vos péchés et que vous soyez bannis et écrasés.
Vos efforts seront vains, vos mains périront, votre transaction conduira à une faillite, vous encourrez la Colère de Dieu, et serez condamnés à l'humiliation et à l'avilissement. Malheur à vous! O Kufites! Savez-vous quelle partie du coeur de Dieu vous avez clouée au pilori?! et quel sang du Prophète vous avez répandu?! et quel tabou du Prophète vous avez transgressé?! (...) Seriez-vous donc étonnés, si le Ciel faisait descendre une pluie de sang, et qu'une torture encore plus terrible vous attende dans l'autre monde, et que vous ne triomphiez jamais?! Méfiez-vous! Que le répit ne vous trompe! Car Dieu n'est pas pressé de punir, mais IL ne craint pas la vengeance. En vérité votre Seigneur est à l'affût »
Entre-temps 'Obeidullah Ibn Ziyâd s'était assis dans son Palais dont les portes furent laissées ouvertes pour la réception de visiteurs et de gens venus le féliciter de la victoire qu'il venait de remporter sur les "Gens de la Maison" (Alh-ul-Bayt).
Il paraissait joyeux et tenait dans sa main une barre de fer avec laquelle il tapotait la tête d'al-Hussein, posée devant lui. Ce spectacle macabre et révoltant irrita un vieux compagnon, Zayd Ibn Arqam qui se trouvait ce jour-là au Palais.
Il cria à la face de 'Obeidullah:
« Ecarte ta barre de ces deux lèvres, car par Dieu - en dehors Duquel il n'y a pas de dieu - j'ai vu les lèvres du Prophète s'y poser je ne sais combien de fois ».
Et il se mit à pleurer.
Ibn Ziyâd n'apprécia guère cette remarque significative; il lui dit sur un ton de mauvaise foi:
« Que Dieu fasse pleurer tes yeux. Pleures-tu donc de la victoire de Dieu? Si tu n'étais pas un vieillard sénile, ayant perdu la raison, je t'aurais coupé la gorge »
Excédé et affligé, Zayd Ibn al-Arqam quitta le lieu, les larmes aux yeux, gardant toujours dans la mémoire le souvenir de l'image du Prophète étreignant et embrassant son bien-aimé al-Hussein, alors qu'il était enfant.
A peine ce noble Compagnon eut-il quitté le Palais, le cortège des captifs y arriva. On les présenta à Ibn Ziyâd, lequel s'adressa tout de suite à Zaynab sur un ton vengeur:
« Merci à Dieu qui vous a mis à nu, qui vous a fait tuer et qui a démenti votre histoire »
La réponse de Zaynab ne tarda pas et fit trembler l'assistance, car elle était très révélatrice et ne ménageait guère celui à qui elle était adressée:
« Merci à Dieu qui nous a honorés par Son Prophète Muhammad (Pslf) et qui a éloigné de nous la souillure. Il ne fait découvrir que le débauché et ne dément que le menteur. Et ce n'est guère notre cas, mais celui d'un autre »
- Et comment considères-tu ce que Dieu a fait des tiens? insista Ibn Ziyâd.
- Dieu avait décidé qu'ils meurent, et ils se sont donc dirigés vers leurs demeures. Dieu te confrontera avec eux, et là chacun de vous Lui présentera ses arguments, dont IL sera l'arbitre...»
Ces vifs échanges de propos entre Zaynab et 'Obeidullah continuèrent pendant un bon moment et furent interrompus par la présentation de 'Ali Ibn (fils de) al-Hussein dit al-Sajjâd (au gouverneur 'Obeidullah Ibn Ziyâd).
Celui-ci lui demanda:
- Qui es-tu?
- Je suis 'Ali fils d'al-Hussein, répondit al-Sajjâd.
- Mais, 'Ali Ibn al-Hussein n'a-t-il pas été tué? s'étonna Ibn Ziyâd.
- J'avais un frère qui s'appelait 'Ali aussi. Les gens l'ont tué, dit al-Sajjâd.
- C'est plutôt Dieu qui l'a tué..., fit Ibn Ziyâd sèchement.
- Dieu accueille les âmes au moment de leur mort, répondit al-Sajjâd.
L'attitude ferme et les réponses directes d'al-Sajjâd excédèrent 'Obeidullah, lequel s'écria à l'adresse des bourreaux:
«Egorgez-le!».
Là, Zaynab, la tante paternelle d'al-Sajjâd bondit, s'accrocha à son neveu et cria:
« Ô Ibn Ziyâd! Tu as déjà répandu assez de notre sang... Par Dieu je ne me séparerai pas de lui (al-Sajjad). Si tu le tues, tue-moi avec lui »
Ibn Ziyâd recula. Il quitta le salon pour la mosquée où il prononça un prône dans lequel il annonça l'assassinat d'al-Hussein et la victoire de Yazid:
«Merci à Dieu qui a mis en évidence le vrai et Ses tenants, donné la victoire au commandant des croyants, Yazid, ainsi qu'à son parti, tué le menteur et fils de menteur et ses partisans».
'Abdullah Ibn Afif al-Azdi, qui était dans l'assistance, s'indigna de ces propos blasphématoires et brisa le rideau de terreur et de peur qu'avait installé 'Obeidullah entre l'amour envers les Ahl-ul-Bayt, et leurs partisans, en s'écriant à l'adresse du Gouverneur:
« Tu te permets de t'installer dans la tribune des justes après avoir osé assassiner les descendants des prophètes!! »
Ces mots retentirent comme un tonnerre aux oreilles de 'Obeidullah qui était au zénith de l'orgueil de son poste de gouverneur, et dans l'ivresse de la victoire perfide qu'il venait de remporter. Pour sauver la face, il ne trouva rien d'autre que d'ordonner l'exécution de son contradicteur.
Mais cet ordre ne put être exécuté, car il se heurta à la résistance de sept cents combattants de la tribu al-Azdi. Toutefois la tyrannie, la terreur et l'orgueil de 'Obeidullah ne lui permirent pas d'oublier l'insulte. Aussi recourut-il à la traîtrise pour faire exécuter sa volonté sanguinaire. A la tombée de la nuit, ses nervis investirent la maison d'al-Azdi, tuèrent celui-ci et le crucifièrent.
Sa colère vindicative ne s'arrêta pas là. Le lendemain, il exposa la tête d'al-Hussein dans les rues de Kûfa pour étouffer dans l'oeuf toute nouvelle velléité d'opposition et de résistance à ses agissements. Après quoi, la tête d'al-Hussein et d'autres têtes de martyrs furent expédiées en Syrie.
Dans la caravane chargée de cette expédition macabre, se trouvaient les captifs, les veuves et les enfants de la famille du Prophète; ils marchaient derrière la tête d'al-Hussein.
La caravane finit par arriver en Syrie, où les agents du Pouvoir omayyade avaient déjà fait leurs propagandes: «Le Calife a remporté une victoire sur un groupe de dissidents dont les captifs sont sur le point de traverser la capitale». Tout le monde sortit pour assister à la procession.
Celle-ci parvint au Château de Yazid. On présenta à ce dernier la tête d'al-Hussein. Yazid dit à al-Sajjâd, sur un ton vengeur et avec un air victorieux:
«Ô fils de Hussein! Ton père a tué mes liens de parenté, ignoré mon droit, contesté mon pouvoir. Dieu lui a donc fait ce que tu as vu».
Al-Sajjâd répliqua sur le champ par un verset coranique:
« Nulle calamité n'atteint la terre ni vous-mêmes, sans que cela ne soit écrit dans un livre, avant même d'être créé. Voilà qui est facile pour Dieu! » (Coran, LVII, 22)
Al-Sajjâd et les autres survivants du massacre restèrent quelque temps à Damas avant de la quitter pour Médine au moment où l'on expédiait les têtes des martyrs à Karbalâ'.
A Médine la nouvelle de l'assassinat d'al-Hussein et ses compagnons, et de l'arrivée de leurs veuves et enfants plongea la population dans une tristesse et un deuil profonds, doublés d'une colère à peine retenue et en pleine gestation.
La ville ne tarda pas à se soulever sous le commandement de 'Abdullah Ibn Randhalah pour manifester son refus du régime omayyade. Elle paiera cher cette révolte et son amour pour al-Hussein ainsi que son allégeance à Ahl-ul-Bayt.
Il convient de se référer à ce propos à son Eminence Aboul-A'lâ al-Mawdoudi, l'une des plus grandes figures de l'Islam contemporain, lequel écrit:
«La primauté de la politique sur la religion et la transgression des lois de la Chari'a pour des considérations politiques - pratiques que Mu'âwîyah avait instituées pendant son Califat - ont porté leurs fruits les plus pourris à l'époque de son successeur (Yazid) qu'il avait choisi lui-même ».