Al-Hussein avait pris soin de protéger l'arrière de son campement par une tranchée à laquelle il avait mis le feu pour être à l'abri de toute surprise et préserver la vie des femmes et des enfants d'une agression imminente.
Al-Chemr en voyant ces flammes, cria à l'adresse d'al-Hussein, sur un ton provocateur: «Ô Hussein! Tu es pressé de voir le feu avant le Jour de la Résurrection!»
«Tu y as plutôt la priorité», rétorqua al-Hussein.
Muslim Ibn 'Awsaja, un compagnon de ce dernier voulut lancer une flèche sur al-Chemr, mais al-Hussein s'y opposa en lui disant: «Ne tire pas sur lui, car je n'aimerais pas commencer les hostilités moi-même».
Même dans ces moments on ne peut plus terribles et difficiles al-Hussein respectait ainsi la morale islamique de la guerre.
Pourtant il connaissait bien al-Chemr, la haine que ce dernier lui vouait et sa soif de sang, et savait qu'il ne manquerait aucune occasion perfide pour l'assassiner.
Al-Hussein entreprit l'organisation de la défense de son campement et la répartition de ses hommes à leurs postes respectifs. Il laissa le commandement du flanc droit à Zuhair Ibn Laqîn, et du celui du flanc gauche à Habib Ibu Madhâher, et resta lui-même ainsi que sa famille au milieu. Il confia l'étendard à son frère al-'Abbas.
Sa petite troupe comptait quelques dizaines de combattants. Elle devait faire face à une armée assaillante, forte de plus de quatre mille hommes, près de leurs bases et pouvant compter sur les renforts de tout un empire.
C'était donc un face à face militairement inégal. Mais que pouvaient craindre cette poignée de héros, décidés à mourir et n'ayant plus que leur martyre à offrir pour que vive la cause islamique à laquelle ils étaient indissolublement liés?!
Avant que la bataille ne s'engage, al-Hussein essaya encore de raisonner les assaillants dans l'espoir d'empêcher les inconscients de participer à un crime et un péché impardonnables.
Il leur rappela les milliers de messages que les leurs lui avaient envoyés pour l'inviter à venir en Irak afin de lui prêter serment d'allégeance, et défendre avec lui le Message de l'Islam. Mais ses prônes furent vains. Ses appels réitérés et pathétiques ne furent pas entendus de ces hommes épris d'argent et assoiffés de pouvoir.
Un seul parmi eux eut un sursaut de conscience et vint se joindre à l'armée d'al-Hussein. C'était al-Hor Ibn Yazid al-Riyâhi, l'un des commandants de l'armée omayyade, celui là même qui avait été chargé de guetter et d'escorter la troupe d'al-Hussein à son entrée en Irak, quelques jours plus tôt.
Al-Hussein ne désespéra pas et revint à la charge, avançant son cheval vers l'armée omayyade. Il leva le Coran, le mit sur la tête, et il dit:
«Ô gens! Nous avons en commun le Livre de Dieu et la Sunna de mon grand-père, le Messager de Dieu».
Personne ne réagit.
Il ajouta: «Ne voyez-vous pas l'épée du Messager de Dieu, son habit de guerre et son turban sur moi?»
«Si», répondirent-ils.
Il leur dit: «Pourquoi donc vous battre contre moi?»
Leur réponse fut celle d'un suiviste, d'un exécutant soumis, sans avis ni volonté: «Par obéissance à l'Émir 'Obeidullah Ibn Ziyâd».
Las de les voir se cantonner dans leur position imbécile, il passa du prêche à la stigmatisation:
«Par Dieu, vous n'aurez que le temps de monter à cheval, et le moulin vous emportera et s'agitera autour de vous comme autour d'un axe. C'est une confidence que m'a faite mon père d'après une confidence que lui avait faite mon grand-père, le Messager de Dieu.
Mettez-vous d'accord avec vos associés et ne vous inquiétez plus de votre affaire. Prenez ensuite une décision à mon sujet; ne me faites pas attendre!»
«Je me suis confié à Dieu, mon Seigneur, et votre Seigneur. Il n'existe aucun être vivant qu'IL ne tienne par son toupet. Mon Seigneur est sur une Voie Droite».
Puis s'adressant à 'Omar Ibn Sa'ad (le commandant de l'armée omayyade) qui persistait à vouloir l'abattre, il lui dit:
«Ô 'Omar! Tu comptes me tuer pour que celui qui prétend au califat te nomme gouverneur de Ray et Jarjan. Par Dieu, tu n'auras pas ce plaisir. Je te le promets. Fais-moi ce que tu comptes faire. Mais tu ne te réjouiras jamais après moi, ni dans ce bas-monde ni dans l'autre. Je vois ta tête suspendue à un bâton, entre les mains de gosses qui se la passent les uns aux autres à Kûfa...»
Irrité par cette prédiction, 'Omar Ibn Sa'ad tourna les talons et s'en alla. Emporté par la colère, il appela son porte-drapeau et lui dit:
«Durayd! Avance ton drapeau!» Durayd, s'exécuta. 'Omar Ibn Sa'ad mit alors la flèche au milieu de son arc et tira, en s'écriant: «Attestez que je suis le premier à avoir tiré».
Son tir déclencha le tir nourri de tous ses hommes au point que tous les combattants, du camp d'al-Hussein furent plus ou moins atteints par des flèches.
Al-Hussein cria à l'intention de ses compagnons:
«Préparez-vous à la mort inéluctable. Que Dieu vous couvre de Sa Miséricorde! Ces flèches sont les messagers de l'ennemi auprès de vous».
Cet appel au sacrifice fut parfaitement entendu. Aucune défection. La cascade de flèches ne découragea personne. Vieux, jeunes, moins jeunes, tout le monde chargea et se lança contre l'ennemi. La bataille fit rage.
Elle dura une heure et fit cinquante martyrs dans le rang d'al-Hussein. Après cette mêlée générale sanglante, quelques-uns parmi les hommes de 'Omar Ibn Sa'ad invitèrent leurs ennemis à se battre en duels.
Habib Ibn Madhâher, Borayr et 'Abdullah Ibn 'Omayr al-Kaîbi, parmi les compagnons d'al-Hussein s'avancèrent et demandèrent tout de suite à celui-ci la permission de relever le défi.
Al-Hussein choisit 'Abdullah Ibn 'Omayr pour s'engager dans le duel. Le combat fut dur, difficile, sanglant, et long. Sa femme Om Wahb voyant le sang couler à flot des blessures de la main gauche de son mari, ne put supporter ce spectacle poignant, ni résister à l'envie de se lancer à son tour dans le combat.
Aussi empoigna-t-elle un mât de tente pour se diriger vers le champ de bataille. Al-Hussein, intervint et l'en empêcha en lui disant sur un ton de reconnaissance:
«Que vous soyez bien récompensés pour la défense de la famille de votre Prophète. Mais retourne à la tente. Les femmes n'ont pas l'obligation de se battre».
Le combat en duels successifs continua. Le reste des hommes d'al-Hussein se défendait héroïquement et infligea à l'ennemi de grosses pertes.
Aussi plusieurs voix s'élevèrent dans le rang des soldats de 'Obeidullah pour réclamer la cessation de cette forme de combat singulier qui leur coûtait cher, et demander que: «toute l'armée charge d'un seul trait, après qu'on inonde le camp adverse d'une pluie de flèches et de pierres. Cette revendication fut immédiatement suivie d'effet.
Des unités de l'armée omayyade, commandées par 'Amr Ibn al-Hajjaj s'avancèrent et attaquèrent le flanc droit du camp d'al-Hussein. Les défenseurs du camp adoptèrent une tactique astucieuse consistant à s'agenouiller et à pointer les lances vers les assaillants. Les chevaux s'affolèrent et reculèrent. Les hommes d'al-Hussein profitèrent de ce recul et lancèrent leurs flèches sur les rangs désordonnés de l'ennemi.
D'autres unités ennemies, commandées cette fois-ci par Chemr Ibn Jawchan attaquèrent le flanc gauche du campement assiégé. Une bataille féroce s'engagea qui s'acheva sur un nouveau retrait des assaillants.
Malgré ses blessures, 'Abdullah Ibn 'Omayr s'illustra particulièrement dans cette bataille où, épuisé par ses blessures, il fut fait prisonnier puis achevé, après avoir opposé aux ennemis une résistance indicible, parvenant à tuer dix-neuf cavaliers et onze fantassins.
Sa femme qui ne le quittait pas du regard durant tout le combat, se précipita vers son cadavre ensanglanté au milieu du champ de bataille et se mit à essuyer le sang qui couvrait sa tête.
Pendant qu'elle était ainsi penchée sur lui, al-Chemr ne pouvant supporter son courage et son attitude de défi ordonna qu'on la tue sur le champ. L'un de ses soldats porta alors sur sa tête une barre de fer et la tua. Puis on la décapita et on jeta sa tête dans le campement d'al-Hussein.
L'armée omayyade multipliait ses tentatives de pénétrer dans le campement, et accentuait sa pression. Ibn Sa'ad, le commandant de cette armée donna l'ordre de la charge finale. Les soldats s'appliquèrent à piller et à brûler les tentes. Les femmes et les enfants d'al-Hussein et de ses hommes, se mirent à crier, terrorisés qu'ils furent par cette charge infernale.
Dans ces moments où la mort imminente pouvait survenir d'un instant à l'autre, un homme pieux comme al-Hussein, pour qui la vie et la mort ne devaient chercher leur sens que dans la satisfaction de Dieu, n'avait pour souci et préoccupation ultimes que de converser avec son Créateur, de L'implorer, de L'invoquer, alors qu'il s'apprêtait à aller à Sa rencontre.
C'est ce qu'il était en train de faire au moment de l'assaut final, lequel ne l'a pas empêché de terminer sa prière. Tous ses compagnons firent de même. Après la prière, le reste des compagnons de l'Imam et ses proches s'affrontèrent aux assaillants et se battirent jusqu'au dernier souffle. Ils tombèrent les uns après les autres sur le champ d'honneur: son fils, 'Ali al-Akbar, ses frères: 'Obeidullah, 'Othman, Ja'far, Mohammad; ses neveux: Abou Bakr al-Qasïm, al-Hassan al-Muthanna, 'Awn Ibn 'Abdullah Ibn Ja'far al-Tayyâr; les Âl 'Aqil: 'Abdullah Ibn Muslim Ibn 'Aqil, 'Abdul Rahmân Ibn 'Aqil, Ja'far Ibn 'Aqil, Muhammad Ibn Muslim Ibn 'Aqil, 'Abdullah Ibn 'Aqil.
Al-Hussein lança un dernier appel pour qu'on protège et défende les veufs et les orphelins de la famille du Prophète, dont les cris et les gémissements le touchèrent profondément:
«N'y a-t-il donc personne pour défendre la famille du Messager de Dieu? N'y a-t-il pas un monothéiste qui craint Dieu pour ce qui nous arrive? N'y a-t-il personne qui nous vienne en aide par amour de Dieu?»
Son appel pathétique n'eut pour échos que les cris des femmes et les lamentations affligeantes des enfants. Il comprit qu'il restait seul ou presque dans ce champ de bataille où planait déjà le climat lugubre de la désolation. Il sentit venir son dernier moment. Aussi avant de livrer à l'ennemi le combat final, ses sentiments paternels connurent un dernier sursaut. Il fut pris d'un désir ardent de voir son fils cadet, 'Abdullah, un nourrisson, avant de le quitter pour toujours.
Il s'approcha de la porte de la tente et demanda à sa soeur Zaynab de lui apporter l'enfant pour lui faire le baiser d'adieu. Lorsque Zaynab apporta son fils, il l'étreignit et voulut l'embrasser sur ses lèvres asséchées par la soif. Mais une flèche venant du camp ennemi atteignit la gorge du bébé et lui ôta la vie.
Quelle pouvait être la réaction, le sentiment, d'un père qui venait de voir assassiner son fils nourrisson entre ses mains, alors que l'ennemi pointait vers lui des milliers de flèches et de lances, et que ses femmes et enfants ainsi que ceux de ses compagnons tués, gémissaient de soif?
Al-Hussein ne s'effondra pas. Il ne fut guère ébranlé dans sa détermination. Il leva calmement les mains vers le ciel, et dit:
«Ce qui me console de ce qui vient de lui arriver, est le fait que Dieu en est témoin».
A ce moment-là, son frère al-'Abbas, le seul survivant du massacre dont ses hommes furent victimes, vint le rejoindre. Tous deux montèrent sur leurs chevaux et se dirigèrent vers l'Euphrate pour apporter de l'eau aux femmes et aux enfants dont la soif attisée par un soleil brûlant et une chaleur insoutenable, devenait insupportable.
Mais une charge de l'ennemi les obligea à se séparer, et al-'Abbas qui était le porte-drapeau se trouva entraîné vers le camp des Omayyades où il se battit jusqu'à la mort.
Al-Hussein qui continuait à se diriger vers le fleuve fut attaqué lui aussi par un autre groupe de soldats voulant l'empêcher d'arriver à son objectif. Il fut atteint d'une flèche au menton.
Il l'arracha et s'adressa à Dieu:
«Mon Dieu! Je me plains auprès de Toi de ce qu'on est en train de faire du petit-fils de Ton Prophète».
Cette fois, il était vraiment seul. Il regardait autour de lui, les cadavres de tous ses combattants parsemés dans le champ de bataille, gisant dans le sang, mutilés. Mais qu'importe! Il portait sur lui l'épée de son grand-père, le coeur de l'Imam 'Ali et le drapeau de la vérité. Il brandit son sabre et se précipita sur l'ennemi qui l'entourait.
Et voyant à ce moment-là les soldats omayyades investir les tentes en flammes, qui n'abritaient plus que femmes et enfants, il s'écria:
«C'est moi qui vous combats. Les femmes n'y sont pour rien. Je vous interdis de vous en prendre à ma famille tant que je serais vivant».
Sur ce, il chargea de nouveau. Il reçut une flèche au cou, suivie d'une pluie de coups d'épées et de lances qui finirent par mettre fin à sa résistance héroïque et désespérée mais inlassable. Si la vie terrestre et la résistance d'al-Hussein s'arrêtèrent là, la haine de l'un des principaux participants à cette tragédie, Chemr Ibn al-Jawchan, ne semblait pas encore assouvie.
D'un coup d'épée haineux, il décapita le cadavre encore chaud, et porta la tête sur une lance jusqu'à Kûfa - où elle fut l'objet d'une exposition "itinérante" - avant de l'envoyer à ses commanditaires à Damas, d'où elle fut renvoyée à Karbalâ' pour reposer aux côtés du corps décapité. Après le massacre de la famille du Prophète et de leurs proches compagnons, suivra bientôt la cérémonie de la mutilation et de la profanation de leurs cadavres.