Science et Transcendance
Michael Heller
Les limites du langage et du sens commun
Par nature, nous sommes tous réalistes. Si nous ne l'étions pas, le monde autour de nous nous anéantirait rapidement. Nous devons prendre au sérieux les informations que nous transmettent nos sens. Quand nous traversons la rue, il importe bien plus de regarder soigneusement à gauche et à droite que d'attendre des inspirations extraterrestres - sinon nous serions très rapidement mis hors jeu. Poètes et philosophes nous paraissent ridicules parce qu'ils vivent dans le monde des idées au lieu de regarder le sol sous leurs pieds. Le bon sens se développe à partir de nos relations avec notre environnement (y compris les embûches sur lesquelles nous trébuchons et les bosses que nous valent le contact avec les objets durs) - le bon sens étant l'ensemble des règles pratiques d'un comportement visant à vivre en harmonie avec le monde.
Pour justifier notre sens commun, nous nous appuyons volontiers sur la science. La méthode scientifique ne serait rien d'autre que le bon sens aiguisé. C'est l'expérience qui formerait le fondement et l'instance finale de la science, et les instruments de mesure employés dans les laboratoires ne seraient rien d'autre que le " prolongement " de nos sens. Le monde de la technique et des inventions, de l'ordinateur sur mon bureau jusqu'à la sonde cosmique, serait le grand triomphe du sens commun qui a su soumettre le monde matériel à son règne.
Une telle conception, aussi bienfaisante qu'elle sonne à l'oreille, est totalement fausse. Les représentations de la science que se fait l'homme de la rue ne correspondent malheureusement que très peu à ce qu'elle est en réalité. C'est à la physique contemporaine - la science actuellement la plus développée - que nous empruntons l'exemple qui remet radicalement en question notre représentation de la science.
Peut-on trouver quelque chose de plus proche du bon sens que le fait de ne pas pouvoir retourner au temps de notre jeunesse ? Le temps est irréversible. Il s'écoule irrévocablement du passé vers l'avenir. Mais, en physique, ceci n'est pas une évidence absolue. Nous savons aujourd'hui qu'à chaque particule correspond une antiparticule. Quand la particule rencontre l'antiparticule, elles se transforment toutes deux en énergie. Ce sont des faits expérimentaux.
Cependant, ce n'est pas par l'expérience que nous avons appris l'existence de l'antimatière. Depuis 1926, on savait que le mouvement des particules élémentaires, par exemple de l'électron, se décrit par l'équation de Schr?dinger. La découverte de cette équation par Schr?dinger représente une réussite immense. C'est elle qui, avec les travaux de Heisenberg publiés à peu près à la même époque, a fondé la mécanique quantique moderne. Toutefois, cette équation de Schr?dinger avait un grand défaut : elle est non-relativiste, c'est-à-dire qu'elle ne tenait pas compte des lois de la théorie de la relativité restreinte d'Einstein.
Cette théorie d'Einstein lie l'espace et le temps en physique, et bien que nous puissions l'ignorer en construisant un modèle approximatif du monde qui ne la respecte pas, nous sommes quand même obligés de l'incorporer si nous voulons construire un modèle meilleur. C'est Dirac qui, en 1928, proposa une version relativiste de l'équation de Schr?dinger. Or il se trouve que l'équation mène à deux types de solution : celles du premier type représentaient des particules élémentaires connues alors, celles du deuxième type représentaient les mêmes particules mais existant dans un temps s'écoulant dans la direction opposée. Comment comprendre cela ? S'agit-il de solutions irréalistes représentant un monde fictif ? Dirac eut l'audace de stipuler que les particules qui vivent dans un temps inversé existent réellement et il les nomma antiparticules. Il n'a pas été facile de formuler une telle hypothèse. Elle contredisait en effet toute la tradition acceptée jusqu'alors et elle mettait en question le sens commun. La preuve que cette interprétation de Dirac n'est pas évidente, c'est qu'il fit usage d'une image inusitée du vide en assimilant les antiparticules aux trous dans le vide. Notre sens commun se sent tout aussi menacé par ces trous que par le temps inversé.
Donnons un autre exemple. Un atome émet deux photons (particules de lumière). Ils se déplacent dans des directions opposées et, après un certain temps, se trouvent éloignés l'un de l'autre (la distance en soi n'importe pas, ils peuvent même se trouver aux deux pôles de la galaxie). Les photons se caractérisent par une propriété nommée spin (moment cinétique). Le spin est mesurable et, d'après la mécanique quantique, ne peut avoir que deux valeurs, que l'on désigne symboliquement comme + 1 (plus un) et -1 (moins un).
Mais la situation est beaucoup plus différenciée que ne le laisse entendre notre langue " grossière ". Plus exactement, on ne peut dire d'un photon qu'il a une valeur particulière du spin comme un être humain pèse 75 kg ou a dix dollars dans sa poche. Au moment où l'on mesure le spin, le photon se comporte comme s'il avait toujours eu un spin d'une certaine valeur. En réalité, le photon n'a pas de spin défini avant la mesure ; avant la mesure, il n'y a qu'une probabilité objective qu'au cours du processus de mesure apparaisse une valeur définie du spin. Supposons que nous ayons exécuté une mesure et obtenu la valeur + 1 dans ce cas, selon les lois de la physique quantique, le spin de l'autre photon prend immédiatement la valeur -1. Comment le deuxième photon peut-il connaître sans le moindre délai le résultat de notre mesure, exécutée à une distance plus ou moins grande ?
Cette expérience hypothétique (Gedankenexperiment) a été conçue en 1935 par Einstein (avec Podolsky et Rosen) dans le but de montrer à quelle absurdité mènent les lois de la mécanique quantique. Mais les physiciens - à l'opposé d'Einstein - n'ont pas été spécialement surpris lorsque, il y a quelques années, Alain Aspect et ses collaborateurs ont mené à bien le Gedankenexperiment d'Einstein et ont trouvé... que la mécanique quantique avait raison. C'est le progrès de la technique expérimentale ainsi que le théorème de John Bell qui ont rendu possible l'exécution de cette expérience théorème qui précise l'intuition d'Einstein sous forme d'une inégalité qui permet la comparaison exacte entre l'attente d'Einstein et le résultat expérimental.
Qu'est-ce qui se passe au fond lors de l'expérience d'Alain Aspect ? Si l'intuition nous trompe, nous devons revenir sur la structure mathématique de la théorie. Deux particules, par exemple des photons, qui n'ont été même qu'une seule fois en contact l'une avec l'autre (par exemple lorsqu'elles ont été émises simultanément par le même atome) se font décrire en mécanique quantique par le même vecteur d'état (dans l'espace d'Hilbert). Plus précisément, le comportement des particules élémentaires est pareil à celui du spin : elles ne se trouvent dans aucun endroit précis de l'espace tant que leurs coordonnées spatiales n'ont par été mesurées. Le vecteur d'état contient uniquement l'information sur la probabilité d'obtenir différents résultats de mesure possibles. Nous n'avons pas affaire uniquement à des particules qui vivent dans le flux du temps inversé, mais aussi à des particules pour lesquelles l'espace ne présente aucun obstacle. C'est comme si les particules élémentaires n'existaient ni dans le temps ni dans l'espace ; comme si le temps et l'espace n'étaient que nos notions macroscopiques, dont le sens ordinaire se perd totalement lorsque nous essayons de l'appliquer au monde des quanta. Bien plus, peut-on vraiment parler de l'individualité d'une particule qui ne se trouve nulle part dans le temps et l'espace avant qu'on n'ait mesuré ses propriétés ? Si l'on considère comme un objet ce qui est décrit par un vecteur d'état, les deux photons situés aux pôles opposés de la galaxie ne forment qu'un seul et unique objet quantique (pour autant qu'ils aient agi l'un sur l'autre auparavant).
C'est ainsi que la physique contemporaine remet en question au sein du monde des quanta l'usage de notions fondamentales telles qu'espace, temps et individualité.
Est-ce que cela ne met pas en question le sens commun ?
Quelques philosophes déclarent que ce qui ne se laisse pas exprimer clairement n'a pas de sens. Cette déclaration part d'une intention louable : elle vise à éliminer la confusion et le " bavardage scientifique " qui ne recouvrent rien. Mais la physique moderne a montré que notre langage est limité dans ses possibilités. Notre langue s'effondre aux frontières de beaucoup de domaines de la réalité, par exemple du monde des quanta. Cela ne signifie toutefois pas que la confusion et le manque de clarté soient admis dans ce domaine. La langue mathématique s'avère beaucoup plus puissante que notre langue de tous les jours. Et, bien plus, la mathématique n'est pas seulement une langue qui décrit ce que les sens perçoivent. La mathématique est également un instrument qui dévoile tels domaines de la réalité qui nous seraient inaccessibles sans son aide. Tous les problèmes de l'interprétation de la physique moderne se laissent ramener à un seul problème : de quelle manière peut-on traduire dans notre langue habituelle ce que découvre la méthode mathématico-empirique ?
Je soutiens que la plus grande conquête de la physique moderne a été de découvrir que notre sens commun se limite à un domaine étroit de notre expérience ordinaire. Hors de cette région s'étend une sphère inaccessible à nos sens.
La question de Schrodinger
Le monde de la mécanique classique apparaissait comme simple et évident, bien qu'il ne l'aie jamais été. La méthode découverte par Galilée et Newton ne consistait nullement à faire des centaines d'expérience de chutes de corps et de plans inclinés dont les résultats étaient décrits par la suite à l'aide de formules mathématiques. Guidé par une intuition géniale, Newton se risqua à quelques visions courageuses qui suggérèrent la forme mathématique des lois du mouvement et de la gravitation universelle. Ces équations ne décrivent donc absolument pas les résultats de nombreuses expériences. Qui donc a jamais vu un corps se déplacer d'un mouvement constant et rectiligne vers l'infini parce qu'aucune force n'agit sur lui ? Bien plus, il n'existe aucun mouvement de ce genre dans tout l'Univers. Et pourtant, c'est précisément cette loi qui devint le fondement de toute la mécanique moderne (post-aristotélicienne).
En fait, le monde de la mécanique classique est sans aucun doute déjà plus riche que le monde que nous découvrons grâce à nos sens. C'est justement dans la mécanique classique que se découvre le premier principe de la physique moderne que seule l'analyse mathématique des lois du mouvement pouvait démontrer, principe selon lequel nos sens sont dépourvus de pénétration. Ce principe, dit d'action minimale, a en effet un contenu extraordinaire. Selon lui, toute théorie de physique - en allant de la mécanique classique jusqu'aux théories les plus récentes - peut se construire suivant la même procédure. Il faut premièrement deviner la forme mathématique d'une fonction correspondant à la théorie en question, fonction dite de Lagrange. Ensuite, l'on calcule l'intégrale correspondante, nommée action. Finalement, on obtient les lois de la théorie en question en posant que l'action prend la valeur extrême (la plus petite possible, mais parfois aussi la plus grande possible).
Par ailleurs, les physiciens rêvent d'une théorie unificatrice, qui couvrirait toutes les forces (theory of everything). Bien que l'espoir de l'obtenir grandisse, nous n'avons pas encore une telle théorie. Néanmoins, dans un certain sens, on peut déjà parler de l'unification de la méthode. Toutes les théories de la physique obéissent au principe de l'action minimale.
Nous ne pouvons pas nous apercevoir par nos sens de ce qu'autour de nous les corps se déplacent de telle manière qu'une expression mathématique assez simple (l'action) prend toujours la valeur minimale. Mais il en va ainsi. Nous vivons entourés de choses que nous ne pouvons ni voir, ni entendre, ni toucher.
Schr?dinger s'est demandé une fois quelles conquêtes de la science ont le plus soutenu une conception religieuse du monde, et il a lui-même donné la réponse : les résultats de Boltzmann et d'Einstein concernant la nature du temps, qui peut changer de direction en suivant les fluctuations de l'entropie ; le temps, qui peut s'écouler de manière différente selon différents systèmes de référence, n'est pas Chronos, le tyran dont le règne absolu anéantirait toutes nos espérances d'une vie hors du temps. Au contraire, le temps devient une grandeur d'ordre physique avec un domaine d'application limité. Si Schr?dinger vivait de notre temps, il aurait pu ajouter bien des nouvelles positions à sa liste des découvertes qui nous enseignent le respect du mystère. Selon moi, la principale conquête de la physique moderne ne sont pas les découvertes individuelles, mais la méthode. Les résultats spectaculaires des dernières théories physiques sont un exemple éclatant des potentialités sous-jacentes de la méthode, bien que très peu de personnes l'aient remarqué.
Deux expériences de l'humanité
Arrêtons-nous un moment dans la course aux découvertes et jetons un regard sur les performances scientifiques des deux derniers siècles : nous observons une continuité intéressante. Au l9e siècle, l'humanité a vécu une période d'efficacité remarquable de la méthode scientifique. Expérience bouleversante ! En haussant les épaules, nous la nommons aujourd'hui " l'époque de la vapeur et de l'électricité " ; mais nous devons nous rendre compte que le chemin de l'éclairage primitif par résineux à l'ampoule électrique et de la malle de poste au chemin de fer a dû représenter, pour les contemporains, une révolution bien plus grande que, pour nous, le passage de l'avion à hélice à l'avion à réaction intercontinental. Au 20e siècle, la technique a fait d'immenses progrès, mais au 19e siècle, elle est née presque du néant ; pourtant déjà à l'époque, il était bien clair qu'elle allait modifier très rapidement le visage du monde civilisé. Au l9e siècle, comme jamais auparavant et jamais par la suite, la science était synonyme de progrès et d'un avenir radieux. Le positivisme, qui voyait en la science l'unique source du savoir sûr et précieux, le scientisme, qui voulait remplacer par la science non seulement la philosophie, mais aussi la religion - étaient en fait simplement une formulation philosophique de ce que l'humanité vivait, à savoir l'expérience de l'efficacité de la méthode scientifique. La supposition qu'il y avait des limites à cette méthode scientifique aurait été une hérésie tellement absurde que, si quelqu'un avait osé la formuler, on ne l'aurait même pas discutée.
Arriva le 20e siècle et avec lui guerres et révolutions. Je pense que la révolution qui s'est produite dans la recherche des fondements de la physique au début du 20e siècle (et qui dure jusqu'à aujourd'hui) n'a pas eu moins d'effet sur notre culture que toutes les ruptures politiques qui ont marqué l'image du monde de notre siècle. Il s'est avéré que la mécanique classique, qui, en fait, avait servi comme théorie à tout faire, est en réalité une théorie doublement limitée dans son utilisation ; d'une part, elle est limitée pour ainsi dire " par le bas " : parce que les lois de la nouvelle mécanique quantique remplaçaient celles de Newton dans le domaine des atomes et des particules élémentaires, et d'autre part, elle est dans une certaine mesure limitée " par le haut " : car la physique classique ne vaut plus pour les objets se mouvant à des vitesses allant jusqu'à la vitesse de la lumière. Et bien plus, les nouvelles théories, elles aussi, sont limitées dans une certaine mesure : la grandeur finie de la constante de Planck limite considérablement le domaine des questions que l'on peut poser en mécanique quantique dans l'application au monde des quanta et, de même, la grandeur constante de la vitesse de la lumière, suivant la théorie de la relativité, définit la barrière de la vitesse de transmission des informations à un observateur.
L'emploi de la mathématique pour analyser le monde est le fondement de la méthode employée par la physique depuis Galilée et Newton (ou peut-être plus tôt - depuis Archimède). La certitude et l'infaillibilité des conclusions mathématiques se transmettent à la physique et représentent une des sources (à côté de l'expérience contrôlée) de l'efficacité de la méthode physique. Et c'est la raison pour laquelle cela provoqua presque un choc lorsque Kurt G?del démontra dans les années trente son fameux théorème, selon lequel on ne peut créer de structures universelles axiomatiques dont toutes les mathématiques pourraient être dérivées (au moins une partie aussi importante que l'arithmétique) : une telle structure serait soit contradictoire soit incomplète.
Aujourd'hui il est hors de doute que le 20e siècle nous a révélé les limitations de la méthode scientifique. Révélation importante, que les philosophes n'ont su apprécier que tardivement. Dans la première moitié de notre siècle, le positivisme fleurissait encore sous la forme radicale de l'empirisme logique, dénommé aussi néo-positivisme. Ce n'est que dans les années soixante que l'on reconnut que l'ancienne et respectable image classique de la science n'était plus acceptable philosophiquement. Non, je ne pense pas aux courants anti-scientifiques et anti-intellectuels qui travaillent actuellement contre la science, parfois avec fanatisme, au nom du soi-disant intérêt bien compris de l'humanité. Mais je pense à une philosophie de la science qui reconnaisse la beauté de la science dans son pouvoir de révélation et les possibilités de l'utiliser rationnellement pour le bien de l'humanité, et ceci à partir de la reconnaissance adéquate de ses propres possibilités : aussi bien à cause de la clarté et de l'efficacité de la méthode scientifique qu'à cause des limitations qui lui sont inhérentes.
Science et transcendance
La science peut se comparer à un grand cercle. Son domaine intérieur représente la foule des résultats acquis. Ce qui est en dehors du cercle représente les domaines à découvrir. Il faudrait interpréter la circonférence du cercle comme un lieu où se rencontrent ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas, autrement dit la totalité des questions scientifiques et des problèmes non résolus. La science fait des progrès et produit de nouveaux résultats ; cela signifie que le cercle s'élargit. Mais en même temps que sa circonférence grandit, de nouvelles questions surgissent et une nouvelle problématique se présente. C'est une vérité historique que chaque problème résolu amène de nouvelles questions et génère de nouvelles tâches.
Si l'on comprend par le terme transcendance, selon son étymologie, " ce qui est au-delà ", tout ce qui est hors du cercle des résultats scientifiques leur est transcendant. Donc la transcendance permet une graduation. Quelque chose peut transcender la science concrète, toutes les théories connues actuellement, mais aussi quelque chose peut transcender les frontières de la méthode scientifique. Y a-t-il de telles frontières ?
On compte au moins trois domaines de la connaissance qui se dérobent pour toujours à la méthode mathématico-empirique : la problématique de l'existence, les derniers fondements de la rationalité, et la problématique des valeurs et du sens.
Comment justifier et fonder l'existence du monde ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Les physiciens optimistes affirment qu'on trouvera une " théorie universelle " dans un avenir pas trop lointain : une telle théorie non seulement expliquerait tout, mais encore serait l'unique théorie universelle. Dans ce sens tout l'Univers serait explicable, il n'y aurait plus de questions, mais… Mais, supposons que nous ayons déjà une telle théorie : la totalité des équations qui ensemble décrivent l'Univers (en présentant un modèle). I1 reste néanmoins un problème à résoudre. Comment passer des équations abstraites au monde réel ?
Qui a rendu possible l'existence même de ce que décrivent les équations ? Qui a " donné le feu vert " aux formules mathématiques ? Sans aucun doute, les sciences étudient le monde de manière rationnelle. La connaissance est rationnelle quand elle est fondée de manière adéquate. Et là se posent deux questions : pourquoi devrions-nous fonder nos convictions de manière rationnelle ? Pour quelle raison la stratégie des fondements rationnels est-elle si efficace dans l'étude du monde ?
Il n'y a pas de réponse rationnelle à la première des deux questions. Essayons de justifier par la raison l'idée que tout doit être fondé sur la raison. Mais notre preuve ne peut pas présupposer ce qu'elle doit prouver. Nous ne pouvons donc pas présupposer que les convictions doivent être fondées sur la raison. Logiquement, nous ne pouvons pas utiliser dans notre preuve des moyens rationnels qui servent à établir une preuve, c'est-à-dire nous ne pouvons pas établir de preuve.
Il ne nous reste pas d'autre issue que d'accepter que le postulat de s'en tenir aux règles de la rationalité est un choix. Nous avons deux possibilités et nous devons nous décider pour l'une des deux : soit, en faisant de la science, nous nous basons sur la rationalité, soit nous acceptons l'irrationalité. La rationalité est une certaine valeur. Nous le voyons clairement quand nous la comparons à l'irrationalité. Nous jugeons la rationalité comme quelque chose de bon et l'irrationalité comme mauvais. En choisissant la rationalité, nous choisissons le bien, nous avons donc affaire à une décision morale.
L'humanité a pris cette décision lorsqu'elle a commencé à poser les premières questions au monde et qu'elle a cherché des réponses rationnelles à ces questions. Toute l'histoire ultérieure de la science n'a été qu'une répétition de cette décision.
Et maintenant la deuxième question : pourquoi le fondement rationnel a-t-il été si efficace dans l'étude du monde ? ? cette question, on peut risquer la réponse suivante : parce que notre étude du monde amène des résultats si sensationnels, notre décision de s'orienter d'après les lois de la rationalité doit bien correspondre dans un certain sens à la structure du monde. Le monde n'est pas un chaos irrationnel, mais bien une rationalité ordonnée. Autrement dit : la méthode rationnelle d'étude du monde est efficace parce que celui-ci est plein de sens. Cependant, il ne faut pas comprendre ce sens comme anthropomorphe, comme quelque chose de lié à la conscience humaine, mais bien comme la qualité du monde grâce à laquelle elle révèle sa structure rationnelle - à condition que soient utilisés des moyens de recherche rationnels.
Encore la question de Schrodinger
Je pense qu'il serait important après toutes ces considérations de revenir à la question de Schr?dinger. Qu'apporte à la religion la science contemporaine ? Je suis d'avis qu'elle nous rend, plus fortement que jamais, sensibles au mystère. Dans les sciences, nous rencontrons le mystère à chaque pas. Seuls les non-scientifiques et les mauvais scientifiques ont l'impression qu'en sciences, tout est d'une clarté évidente. Un bon scientifique sait qu'il avance sur une arrête entre ce qui a déjà été étudié et ce qui n'est que pressenti par un nouveau questionnement. Il sait aussi que ces questions nous ouvrent à des mondes qui dépassent de loin notre capacité de compréhension, entraînée à étudier les seuls fragments que nous venons d'arracher aux mystères du monde.
Imaginons-nous un homme de sciences éminent du 19e siècle, par exemple Maxwell ou Boltzmann, et supposons que, par un miracle quelconque, son collègue (ou un simple étudiant en physique) cent ans plus jeune recule le temps et parle à cet homme de sciences des lois, aujourd'hui bien connues et imprimées dans les manuels scolaires, de la théorie de la relativité générale et de la mécanique quantique. Maxwell et Boltzmann le prendraient pour un fou et ne prêteraient pas l'oreille à ses élucubrations. J'en tire la question suivante : " Comment réagirions-nous si un physicien du 21e siècle venait nous parler de ce qu'il a appris à l'université ? " Seul un scientifique à courte vue contesterait qu'il est entouré de tous côtés de mystère.
En disant cela, je pense à des mystères au sens relatif, à des mystères qui aujourd'hui dépassent notre entendement, mais demain peuvent valoir comme vérité bien étudiée. Cependant, de tels mystères n'annoncent-ils pas un mystère plus grand ? Est-ce que ce qui dépasse (transcende) les frontières actuelles de la science ne pointe pas vers la transcendance dans le sens plein du mot, c'est-à-dire vers ce qui dépasse toute possibilité de la méthode scientifique ?
C'est intentionnellement que j'ai exprimé ma pensée sous forme de questions. Des phrases affirmatives sont souvent trop raides et trop pauvres pour exprimer une idée ; de telles phrases affirment ce que leurs mots et les liens entre les mots signifient mais taisent ce qui est en-dehors. Restons-en donc aux questions, qui nous relèguent, par leurs points d'interrogation, derrière les limitations grammaticales :
- Est-ce que les conquêtes inouïes de la science qui révolutionnent nos représentations de la réalité (le temps inversé, l'espace déformé, les particules qui perdent leur individualité mais sont en communication sans l'aide du temps ni de l'espace) ne constituent pas un signe suffisamment clair de ce que la réalité ne s'épuise pas à ce que nous pouvons voir, toucher, mesurer et peser ?
- Est-ce que le fait que le monde n'est pas seulement un concept abstrait, un modèle indescriptible, une équation non résolue, mais au contraire quelque chose qu'on peut mesurer, peser, toucher et éprouver n'indique-t-il pas la source originelle de l'?tre ?
- Est-ce que le fait que le monde se laisse néanmoins saisir en formules abstraites et en équations ne suggère pas que l'abstraction, c'est-à-dire la pensée, est plus originelle que le concret, c'est-à-dire la matière ?
- Est-ce que la rationalité du monde, qui présuppose, mais ne peut expliquer, toute recherche scientifique, n'est pas un reflet d'un plan rationnel qui se cache dans chaque question scientifique posée au monde ?
- Est-ce que la décision morale de s'orienter en science d'après les lois de la rationalité n'est pas un signe du bien qui se trouve à l'arrière-plan des décisions correctes ?
Ces questions ne sont pas des questions de " derrières les frontières "' éloignées de notre réalité tangible. Le concret de l'?tre, la rationalité des lois de la nature, le sens à donner, que nous touchons dans nos décisions sont présents dans chaque atome, dans chaque quantum d'énergie, dans chaque cellule vivante, dans chaque tissu de notre cerveau.
Il est vrai que le mystère ne se trouve pas dans les assertions de la science mais dans leur horizon. Cependant l'horizon pénètre toute chose.
Tarnow, Décembre 1993
(Traduit par Ursula E. Reich-Pleines)