Tous les êtres qui existent dans ce monde se maintiennent dans leur degré d’être par eux-mêmes. Si nous nous laissions aller à l’affabulation et au fantasme pour dire : si Saadî(1)vivait à notre époque, ou si je vivais à l’époque de Saadî, si j’étais à la place de Saadî, si j’étais né de ses parents de Shîrâz, dans la ville de Shîrâz au 7ème siècle de l’Hégire (XIIIème siècle), si cela était, si j’étais ceci, si j’étais cela, etc., alors ce « je » ne serait plus ce que je suis moi-même actuellement, tandis que Saadî resterait lui-même. Saadî est ce qu’il est ; et mes supputations les mieux imagées ne changeraient rien en son essence.
C’est une imagination trompeuse qui s’explique en philosophie par le fait que l’on prête une réalité à des quiddités (mâhiyât) qui n’ont d’existence que mentale et chimérique. Quand on abstrait la quiddité de son existence et qu'on la laisse circuler çà et là au gré de son imagination, on s’induit soi-même en erreur en s’imaginant que cette quiddité possède une existence réelle. On ne réalise pas que cet être qui s’étend dans les mondes en-deçà de la nature comme dans celui de la nature, au sein même de la nature (qu’il s’étale dans le temps ou dans l’espace), est identique à lui-même.
Chaque chose en quelque lieu qu’elle se trouve est dans le lieu même où elle doit être et elle n’est identique qu’à elle-même. Si un être veut se séparer de son lieu, il cesse d’être lui-même. Chez les « étants » du monde physique, cette sorte d’être mêlé au non-être est la base de leur essence.
Le fait que dans ce monde, les personnes âgées existent en même temps que les jeunes, le fait que la même situation, par exemple depuis le moment où les premiers gamètes forment la première cellule qui va se mettre en mouvement pour devenir un enfant, puis un adolescent, puis un adulte et un vieillard, puis connaître un transfert de ce monde à un autre monde, prouve que chaque chose est un concomitant de l’autre. Il n’y a que libération et actualisation progressive des potentialités contenues dans le programme génétique.
C’était là une autre étape de notre exposé. Passons maintenant à l’étape suivante :
Dans la troisième étape, nous aborderons la question suivante : ce que les gens qualifient de mal dans ce monde, nous ne pouvons pas l’admettre comme « mal absolu », à savoir un mal contre lequel on ne peut rien. Cela non pas parce qu’on peut y remédier en trouvant une bonne solution, mais parce que ce même mal est à l’origine du bien.
En d’autres termes, ces mêmes « maux » sont le lieu de naissance des « biens » de ce monde, ils sont donc dans un sens les causes du bien.
Quand on dit que le mal est l’absence d’extension de l’être ou que l’ombre est une absence de lumière, il est normal que l’ombre soit considérée comme absence de lumière, mais ce qui n’est pas juste, c’est que l’on compare le mal à l’ombre.
Un nombre peut être positif ou réduit à zéro (dans ce cas il n’est plus considéré comme un nombre) mais il peut aussi aller au-dessous du zéro et exister comme un nombre négatif.
Je suis riche une fois les poches pleines ; une autre fois, je suis sans argent, une autre fois, je suis même endetté ; outre le fait que je n’ai pas d’argent, je suis même débiteur. Mais l’endettement ne peut pas signifier « ne pas avoir d’argent ».
Un autre point est le suivant : au sujet du bien et du mal dans le monde, il faut un statut général, et cela est justement ce que soutiennent les partisans des religions : il doit y avoir un intérêt, une utilité en cela. Car en considérant globalement les choses, les affaires du monde tournent en faveur du bien.
Ce que les hommes considèrent comme le mal est soit, comme ils le pensent, un état de non être et de privation, soit une chose qui entraîne une série de pertes.
Il en va ainsi même dans les péchés, à l’exception de l’injustice. Si vous considérez les péchés et les vices, toute qualité vile en soi n’est pas mauvaise pour elle-même ni pour la faculté qui l’a faite se manifester ; elle est mauvaise d’un autre point de vue. L’arrogance, la jalousie, etc., sont des perfections quand on les considère du point de vue des forces psychiques dont elles dépendent et qui les ont manifestées.
Par exemple, l’ambition de la renommée est une perfection quand elle est considérée sous l’angle de cette faculté psychique. L’ambition, aussi violente soit-elle, est une perfection pour l’instinct qui se trouve en l’homme et qui la motive, c’est un signe de maturité, c’est du bien, mais elle est un mal pour l’individu à cause du fait que lorsqu’elle se développe hors de certaines limites, elle empêche le développement de beaucoup d’autres potentialités.
Et comme disent les penseurs, quand ces forces passionnelles prennent le dessus, elles ternissent les facultés supérieures logiques de l’homme, comme un arbre qui en se développant exagérément finit par mettre les autres arbres sous son ombre et les empêche de profiter à leur tour des rayons du soleil.
Quand cette force de la colère – ou toute autre faculté ou instinct–, nous disent les maîtres, prend de l’ampleur, quand elle se développe, c’est encore une maturité, une perfection pour cet instinct, mais au niveau sociologique, c’est un mal, parce qu’elle aliène le bonheur des autres. Et le péché, pourquoi est-il un mal ? Est-ce à cause de l’instinct qui pousse à le commettre ? Sûrement pas, car les instincts sont des fonctions qui sont innées en l’homme, et grâce auxquelles d’ailleurs les hommes se maintiennent en vie et assurent leur survie dans la plupart des cas.
L’instinct suggère la solution, mais aussi il peut être dévastateur lorsqu’il n’a pas de limites. Quand l’homme se soumet aux ordres de l’instinct, quand il l’élève au rang de justification ultime de ses actes, sa nature humaine s’affole, se débride et devient un danger pour les autres. Elle prend la pente descendante et cesse d’aspirer à la grandeur, aux hautes valeurs qui fondent l’humanité. Le péché est ce qui cause un obstacle à l’équilibre social, ce qui trouble les rapports entre les humains et peut provoquer des meurtres, des guerres, à cause du déchaînement des passions.
Toute loi vise à fixer des limites et à particulariser les cas, de façon à organiser les énergies sociales, à les canaliser au profit du plus grand nombre d’individus : c’est cela la recherche de l’intérêt général.
Cet intérêt ne se trouve pas nécessairement et dans tous les cas, dans un partage égal des droits et des devoirs. Par exemple, il se peut que l’on donne aux aînés un droit que l’on ne reconnaîtra pas aux mineurs. Ce n’est sûrement pas l’enfant qui est le mal, mais la société trouve que le bien de l’enfant est de le placer sous la tutelle des adultes.
Le mal est relatif. Si un microbe pénètre dans le sang, il cause une maladie. Pourtant, le microbe n’a fait que trouver un milieu favorable à son développement, un milieu où il peut croître, fonder une famille et se reproduire, atteindre à sa perfection. On dit que c’est être injuste envers le lion que de l’empêcher de manger la gazelle.
Le microbe est un des êtres faisant partie de ce monde. S’il se développe trop, il rendra malade son hôte. Il pourrait même causer sa mort. Et dans ce cas, le microbe causerait aussi sa propre mort, car en sciant la branche sur laquelle il se trouve, il ne pourra que tomber en même temps que la branche. Le microbe aura causé la mort de l’homme et la sienne par voie de conséquence. C’est ainsi que le développement excessif cause la perte des hommes et des microbes.
Tout ce que l’on qualifie de mal dans ce monde est soit du non être, soit de l’être ayant engendré un autre non être, et pour lequel on le qualifie de mal. En tant qu’être, il n’est jamais le mal.
Si nous n’admettons pas un Créateur à l’origine du monde, tous les problèmes, les faiblesses, les imperfections, l’être et le non être seront justifiés.
En revanche, si nous admettons l’existence du Créateur, quelques questions fondamentales se posent :
- Premièrement, est-ce que Dieu pouvait ou non s’empêcher de créer l’univers ? S’Il ne le pouvait pas, ce serait une imperfection, et s’Il le pouvait et qu’Il a volontairement fait cet acte, dans quel but a-t-Il créé, et maintenant qu’Il a créé, pourquoi n’a-t-Il pas créé la création parfaite et quel était le but de la création ?
L’autre point est que la présence d’un mal est nécessaire pour chacune des perfections. Si tout était lumière absolue, on ne saurait plus distinguer la lumière : c’est à cause de l’ombre que nous distinguons la lumière. Par conséquent, si une personne se trouve dans un endroit où elle s’expose à une faiblesse et que cette faiblesse devienne à son tour la cause nécessaire d’une perfection suivante, peut-on considérer cette personne comme fautive et responsable, et doit-on la sanctionner pour cela?
Si nous voulons établir une distinction entre les actes de l’homme dérivant de sa volonté propre et les nécessités de la nature, en conclure que la volonté de l’homme est un facteur de faiblesse et de carence, et que l’homme est donc responsable, – sauf que les nécessités naturelles ne sont pas ainsi, et l’on ne peut tenir la nature pour responsable–, comment serait-il alors possible de distinguer entre ces deux actions ?
En réponse, il faut dire : si nous ne professons pas la croyance en un Dieu pour ce monde, comme l’ont dit les théosophes (elâhiyûn), il n’est plus du tout nécessaire d’apporter des réponses à ce genre de problématiques. C’est que nous affirmerons que nous acceptons le monde tel qu’il est, qu’il soit bon ou mauvais, que l’on puisse regretter qu’il soit ainsi ou non.
Les questions demeurent plausibles, mais ce sont des questions où ce n’est plus le lieu de répondre. C’est une situation semblable à celle que créerait la visite impromptue que vous rendrait quelqu’un dont l’arrivée intempestive va perturber votre réunion, vous obligeant à suspendre cette dernière. Vous vous plaignez de cette intrusion, en disant par exemple : « Monsieur ! Vous voyez bien que vous avez perturbé notre réunion ! » ou bien direz-vous : « Vous avez bien vu que nous étions en réunion ? On n’entre pas ici comme dans un moulin », etc.
On peut aussi imaginer une réunion interrompue par l’intrusion d’un animal !
Vous n’éclatez pas de colère en criant : « Comment cet animal a-t-il pu arriver jusqu’ici ? » Vous gardez votre calme, et vous ne lui cassez même pas une patte. Vous dites : « Ce n’est qu’un animal après tout ! Il ne comprend rien ! »
(à suivre)
Note :
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1-(en persan : (سعدی Sa’dî, célèbre poète du XIIIème siècle dont le tombeau se trouve à Shîrâz. Saadî est l’auteur du Golestân et du Bustân. Son Dîvân Ghazaliyat, recueil de poèmes lyriques, est fort apprécié. L’œuvre de Saadî figure au programme littéraire des universités iraniennes.