SOUS LE CALIFAT DE L'IMAM 'Alî
Lorsque l'Imam 'Alî accéda au Califat, al-Hassan était déjà en pleine maturité et comptait parmi les grandes figures de proue de la Ummah. Dépassant la trentaine, il avait pu au fil des ans renforcer sa position de premier descendant chéri du Prophète, de l'Imam 'Alî et de Fâtimah, par l'acquisition d'un savoir immense et d'une expérience solide auprès de son père, dans tous les domaines de la vie islamique. Ce savoir et cette expérience, il aura l'occasion de les mettre en pratique et de les enrichir encore plus durant les quatre années que durera le Califat de son père dont il devint le bras droit et le second.
En effet si l'Imam 'Alî ne cessa de prodiguer à son fils conseils et recommandations pendant les dernières années de sa vie, il lui laissa parallèlement toute latitude de mettre en évidence ses capacités et ses compétences. Ainsi, malgré son souci de préserver la vie d'al-Hassan pour assurer la succession de l'Imamat, il le gardait à ses côtés pendant toutes les batailles, d'al-Jamal à al-Nahrawân en passant par al-Khawârij qu'il livrait aux dissidents et aux sécessionnistes.
Lorsqu'il avait besoin d'envoyer un messager ou un représentant auprès des Musulmans, pour une mission importante, il faisait appel à l'Imam al-Hassan. Le meilleur exemple en est son envoi en Irak à la tête d'une haute délégation - comprenant des personnalités de premier ordre, tels que 'Ammâr Ibn Yâssir, Qays Ibn Sa'ad, 'Abdullâh Ibn 'Abbâs - lorsque quelques dissidents (entre-autres, Talhah et al-Zubair) refusèrent de se soumettre au Califat de l'Imam 'Alî et préparèrent une révolte contre son autorité.(1)
Cette mission était d'autant plus délicate qu'il s'agissait de défaire un tissu de mensonges abjects, perfidement tramé et visant à faire croire (à des Musulmans qui se trouvaient loin du théâtre des événements) que l'Imam 'Alî aurait eu une responsabilité quelconque dans l'assassinat de 'Othman.
Et la situation était d'autant plus dangereuse que l'expérience islamique risquait d'être minée de l'intérieur, surtout après que les séquelles de la jahiliyyah (l'époque pré-islamique) furent parvenues à avancer certains de leurs pions sur l'échiquier politique.
Al-Hassan avait pour mission non seulement de convaincre les Irakiens de ne pas rallier la dissidence, mais aussi de les mobiliser en vue de défendre le Calife légitime et légal.
L'Imam 'Alî savait qu'une telle mission requérait la présence d'une personnalité convaincante et au-dessus de tout soupçon, et d'une autorité compétente et digne de confiance. En désignant al-Hassan pour accomplir cette tâche, l'Imam 'Alî savait que son fils possédait mieux que quiconque les qualités requises à cet égard.
Dès son arrivée en Irak, al-Hassan s'est appliqué d'abord à désarmer par des arguments irréfutables les fauteurs de troubles et les semeurs de doute, et à contrecarrer leur action.
Ainsi, s'adressant à Abu Mussâ, il lui dit: «Pourquoi t'ingénies-tu tant à monter les gens contre nous?». On n'a rien à craindre d'un homme irréprochable comme Amîr al-Mu'minîn(2) «l'Imam 'Alî». Puis il lut du haut de sa chaire la lettre que l'Imam 'Alî adressait aux Musulmans:
«Je me trouve en position ou bien d'injuste ou bien de victime d'injustice, ou bien d'oppresseur ou bien d'opprimé. J'adjure donc tout homme auquel parvient cette lettre de ne pas rester indifférent à mon égard. S'il juge que je suis victime d'injustice, qu'il vienne à mon aide, et s'il me trouve injuste, qu'il me demande des comptes».
Après la lecture de ce message, al-Hassan prononça le discours suivant:
«Ô gens! Nous sommes venus vous appeler au Livre de Dieu et à la Sunna de Son Prophète, à vous réunir autour du plus compétent des jurisconsultes musulmans, du plus juste de ceux que vous considérez comme justes, du plus préféré de ceux que vous préférez, du plus fidèle de ceux à qui vous prêtez serment d'allégeance, de celui à qui le Coran n'a rien reproché et que la Sunna n'a pas ignoré, de celui dont l'antécédent glorieux ne l'a pas détourné des combats, de celui que Dieu et Son Messager ont doublement approché: par le lien de la religion et par le lien de parenté (avec le Prophète), de celui qui devançait les gens vers tout bienfait, de celui par qui Dieu a donné suffisance à Son Messager alors même que les gens brillaient par leur défection: il s'approchait de lui lorsqu'ils s'en éloignaient, il priait avec lui, alors qu'ils le fuyaient, il livrait des combats en duel à ses côtés alors qu'ils l'abandonnaient, il croyait en lui lorsqu'ils le traitaient de menteur; de celui dont aucun témoignage n'était jamais contesté et dont aucun des bons antécédents n'était jamais récompensé! Le voici qui vous demande de l'appuyer, vous appelle au bon droit, vous ordonne de vous diriger vers lui pour vous solidariser avec lui et le soutenir contre des gens qui ont violé la prestation de serment d'allégeance qui lui avait été faite, qui ont tué les gens pieux parmi ses compagnons, qui ont profané les cadavres de ses représentants qui ont pillé sa trésorerie! Que Dieu vous couvre de Sa Miséricorde. Suivez donc son exemple, ordonnez le bien, interdisez le mal...»
Bien qu'il fût souffrant ces jours-là (il était obligé d'appuyer son dos contre une colonne lorsqu'il prononçait ses discours) sa maladie n'avait guère entamé sa combativité à ces moments on ne peut plus cruciaux de la vie du message. Il poursuivit sa campagne d'explication et de mobilisation et multiplia ses interventions publiques pendant plusieurs jours, sans se laisser décourager par les efforts de désinformation et de démobilisation menés perfidement et sans répit par les ennemis de la famille du Prophète.
Tout en étant à même d'empêcher manu-militari les perturbateurs de continuer à le contrarier dans sa mission, sa nature douce l'amena à compter sur la force de sa personnalité, son courage, son éloquence, sa détermination et ses capacités de persuasion, pour annihiler les effets de l'action malveillante d'Abu Mussâ et de ses semblables. Tout au long de sa campagne, il se montra digne de la confiance qu'avait mise en lui l'Imam 'Alî.
Sa détermination et son sens du devoir ont eu raison de tous les obstacles - notamment son état de santé et l'œuvre d'obstruction des agents de la rébellion - qui se sont dressés devant lui. Ayant terminé sa campagne d'explication, il s'adressa une dernière fois aux fidèles pour leur rappeler leur devoir d'aller rejoindre avec lui l'armée du Calife: «Je pars. Vous pouvez voyager soit avec moi par monture, soit par bateaux».
La réponse à son exhortation ne se fit pas attendre. Neuf à douze mille hommes répondirent à l'appel. Ils se dirigèrent vers l'armée du commandeur des croyants, l'Imam 'Alî, à Thî-Qâr (sud-ouest de l'Irak) par voie terrestre et par le fleuve du Tigre.
Al-Hassan s'affirmait jour après jour beaucoup plus comme l'aide vigilant et le conseiller attentif, puissant et écouté de l'Imam 'Alî, que comme un simple fils obéissant passif et exécuteur aveugle des ordres et des directives de son père.(3)
Parcourant les théâtres des événements, il jugeait chaque situation sur le terrain et prenait la décision adéquate en représentant plénipotentiaire de son père.
Ainsi, quelques jours avant la bataille de Çiffine, ayant pressenti une velléité de traîtrise chez Abu Mussâ envers l'Imam 'Alî, al-Hassan n'hésita pas à le destituer sans ménagement en lui disant: «Retire-toi de nous et quitte notre tribune», avant d'écrire à son père pour l'informer des motifs de son initiative.
L'Imam 'Alî ne tarda pas à confirmer et à officialiser la mesure prise par son fils. Il envoya Qardhah Ibn Ka'ab al-Ançâri pour remplacer le gouverneur démis de Kûfa.
De même lorsque les forces de Mu'âwiyeh se dirigèrent vers Çiffine pour combattre le Calife légal, l'Imam 'Alî, et que ce dernier réunit ses combattants pour leur exposer la situation, l'Imam al-Hassan joua un rôle actif dans la mobilisation des Musulmans contre l'agression déviationniste, grâce à ses dons d'orateur et à ses arguments désarmants.(4)
Enfin, c'était encore l'Imam al-Hassan qui s'ingénia à calmer les esprits lorsque, au cours de la bataille de Çiffine, le camp de l'Imam 'Alî devint le théâtre de querelles intestines à la suite d'un stratagème fourbe que Mu'âwiyeh avait imaginé lorsqu'il constata la défaite virtuelle de son armée.
En effet, pour échapper à la défaite cuisante qui attendait ses troupes, Mu'âwiyeh, connaissant les motivations missionnaires et les sentiments religieux qui animaient l'armée de l'Imam 'Alî, propose perfidement qu'on arrête le combat et qu'on en réfère au jugement du Coran pour aplanir le différend qui opposait les deux belligérants.
Une partie de l'armée de l'Imam 'Alî tomba dans le filet que lui tendit Mu'âwiyeh en acceptant sa proposition de désigner deux arbitres, choisis chacun dans un camp, 'Abdullah Ibn Qays (dit Abou Mussâ al-Ach'arî) pour celui de l'Imam 'Alî, 'Amr Ibn al-'Aç, pour celui de Mu'âwiyeh, et ce malgré les réserves et l'avis défavorable de l'Imam 'Alî concernant et l'arbitrage (qui cachait les arrières-pensées malveillantes de Mu'âwiyeh) et la personnalité des deux arbitres (dont le mauvais fond et les antécédents les disqualifiaient pour émettre un arbitrage conforme à l'esprit du Coran et de la Sunna).
Une fois le jugement émis, tout le monde comprit qu'il s'agissait là d'une mascarade, d'une imposture trop évidente pour être assimilée à un arbitrage.
On connaît la suite; conformément aux prévisions de Mu'âwiyeh, l'arbitrage provoqua une levée de boucliers au sein de l'armée de l'Imam 'Alî, qui se scinda en deux parties, s'injuriant l'une l'autre, se jetant l'anathème l'une sur l'autre, se perdant dans des polémiques interminables sur la responsabilité de l'un ou de l'autre des deux arbitres dans le jugement dérisoire qu'ils avaient prononcé.
Là, l'Imam 'Alî décida d'apaiser les passions en demandant à l'Imam al-Hassan de leur faire comprendre que le jugement qui avait provoqué leur querelle était irrecevable et illégal: «Explique leur, mon fils, ce que sont ces deux hommes: 'Abdullah Ibn Qays (al-Ach'ari) et 'Amr al-'Aç».
L'Imam al-Hassan se leva et dit à l'adresse des soldats:
«Ô gens! Vous vous êtes trop disputés à propos de ces deux hommes! Or, alors qu'ils avaient été choisis initialement pour juger, à la lumière du Livre (duquel côté se trouvait) le bon droit, ils se sont évertués à juger le Livre selon leur fantaisie. Celui qui agit ainsi, n'est pas un juge mais un condamné. En fait 'Abdullah Ibn Qays a commis une triple faute lorsqu'il désigna 'Abdullah Ibn (fils de) 'Omar (pour le Califat à la place de l'Imam 'Alî). (5)
»Premièrement, parce que le jugement qu'il a émis est en contradiction avec l'avis du père de ce dernier (c'est-à-dire l'avis du deuxième Calife 'Omar Ibn al-Kkhattab), lequel, le (le Califat) lui (à son fils Abdullah) refusa, ne l'ayant pas mis au nombre des gens de chourâ. (6)
»Deuxièmement, parce qu'il n'a pas demandé à l'intéressé ('Abdullah Ibn 'Omar) son avis (sur sa désignation). (7)
»Troisièment, parce qu'il ('Abdullah Ibn 'Omar) n'a pas réuni les suffrages des Muhâjirines (les Emigrants) (8) et des Ançârs (les Partisans) (9) du consensus unanime desquels découle la désignation d'un Calife....», (10)
et l'Imam al-Hassan d'ajouter, pour citer l'exemple d'un arbitrage conforme à la Loi islamique:
«Un vrai arbitrage, c'est celui de Sa'ad Ibn Ma'âth, que le Prophète avait désigné comme arbitre, et qui a rendu un jugement satisfaisant pour Dieu. Autrement, le Messager de Dieu l'aurait sûrement récusé».(11)
Notes:
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1-Cette révolte fut écrasée lors de la bataille d'al-Jamal qui eut lieu en l'an 36 h.
2- Le Commandeur des Croyants.
3- Cela ne l'empêchait pas de rester totalement obéissant à l'Imam 'Alî en tant que Calife légal et en tant que son père.
4- ... al-Hassan Ibn 'Alî..., Dâr al-Tawhîd, op. cit., p. 39.
5- Tel était le jugement qu'il a émis, c'est-à-dire destituer l'Imam 'Alî, et couronner 'Abdullah Ibn 'Omar calife des Musulmans à sa place.
6- Avant sa mort, le deuxième Calife 'Omar Ibn al-Khattab avait nommé six personnes qui devraient se mettre d'accord pour choisir l'un d'entre eux comme Calife après la mort de 'Omar. Si ce dernier a pris soin de mettre l'Imam 'Alî au nombre de ces six personnes, il en a par contre exclu son fils 'Abdullah, sans doute parce qu'il ne l'estimait pas qualifié pour ce poste. Donc «l'arbitre» 'Abdullah Ibn Qays a fait le contraire, contrevenant ainsi aux traditions en vigueur à l'époque.
7- C'est dire que 'Abdullah Ibn Qays n'a pas demandé à celui qu'il désignait pour le Califat en remplacement du Calife légal (l'Imam 'Alî) s'il acceptait ou non cette désignation; car pour être valable, la destitution du Calife légal présuppose qu'il y ait un remplaçant qui accepte et la destitution et le remplacement du Calife légal.
8- Les Muhâjirines et les Ançârs sont les deux catégories composant le corps des Compagnons du Prophète.
9- id. ibid. (Voir, s.v.p., note précédente).
10- Selon les traditions en vigueur à l'époque, la désignation d'un Calife revenait tout d'abord aux Muhajirines et Ançars: et c'est seulement par la suite que la Ummah approuvait et prêtait serment d'allégeance. Dès lors, il était illégal qu'A. Ibn Qays, ait désigné lui-même un Calife en l'absence et à l'insu des ayants droit.
11- ...l'Imam al-Hassan..., Dâr al-Tawhîd, op. cit., pp. 40 - 41.