Textes de la conférence faite dernièrement au Dar ol-fonoun par M. le Docteur E. Kogbetllantz, professeur d’Analyse à la Faculté des Sciences de l’Université de Téhéran.
Excellences, Mesdames, Messieurs, mes chers élèves.
Actuellement, nous assistons à une transformation radicale et complète de notre vie produite par le développement extrêmement rapide de l’industrie et de la technique en général.
Pour ne donner qu’un exemple, souvenons-nous qu’il y a à peine cent ans, les communications et les transports étaient très peu développés, lents et difficiles d’accès. Sur terre, on employait les chevaux et les ânes et sur l’eau, quelques petits bateaux à voile sillonnaient les océans et les mers, transportant les marchandises, le courrier, et quelques rares voyageurs. Les échanges internationaux étaient presque inexistants et chaque pays formait un système économique isolé.
Actuellement les câbles télégraphiques ceinturent notre planète, traversant tous ses océans, et déjà la télégraphie sans fil vient les remplacer, portant à tous les habitants de la Terre un discours ou un concert qui a lieu en un point du globe. D’immenses et d’innombrables bateaux à vapeur et à moteur transportent rapidement des millions de voyageurs et d’énormes quantités de marchandises sur tous les océans, et un tapis iranien va orner la demeure d’un Australien à Melbourne, d’un Brésilien à Rio de Janeiro ou d’un Canadien du Québec, quelques semaines après sa création à Soltanabad. Les transports s’effectuent par les chemins de fer et par des millions de camions. Leur vitesse croît chaque année car des routes de plus en plus nombreuses et perfectionnées couvrent tous les continents telles des toiles d’araignée. Enfin, le transport aérien devient petit à petit aussi important que les autres moyens de locomotion. On peut dire que l’espace, qui séparait auparavant les pays et les peuples, va bientôt être supprimé. Autrefois, le voyage autour du globe durait des années ; maintenant, il est réalisable en un mois. Après avoir pris votre petit déjeuner à Paris, vous pouvez déjeuner à Berlin, dîner ensuite à Londres et rentrer à Paris pour dormir chez vous. Grâce à ce développement des échanges internationaux, tous les pays commencent à former un seul organisme économique. Ainsi, la dernière crise mondiale a touché l’ensemble du globe dans une immense convulsion, ce qui était impossible autrefois lorsque chaque pays vivait isolé des autres.
Ce même phénomène de bouleversement s’observe dans les autres branches de la vie sociale : grâce à l’invention et à l’introduction constante de nouvelles machines qui permettent de mettre au service de l’humanité les forces de la nature, la production des biens matériels s’accroît sans cesse, d’innombrables usines et fabriques se créent partout et la machine en général apparaît comme cause extérieure à cette transformation profonde de la vie sociale et de l’humanité elle-même. Mais d’où viennent les machines ? D’où vient en général la technique moderne ? Les hommes ingénieux ont existé à toutes les époques, pourquoi n’ont-ils pas inventé les machines plus tôt ?
Le développement prodigieux du machinisme et de la technique moderne n’a été rendu possible que grâce au progrès de la physique. Toutes les machines outils, moteurs, dynamos, sous-marins, avions, autos, locomotives ; les gratte-ciels américains à 200 étages etc... ont pu être construits uniquement grâce à une connaissance de plus en plus profonde des lois physiques qui gouvernent la matière. Mais alors la question posée se transforme sans être pour autant résolue : en tant que science, la physique existait déjà depuis longtemps (comme le montre Aristote, par exemple). Pourquoi a-t-elle effectué de si rapides progrès, pour ensuite engendrer des machines de plus en plus puissantes et ingénieuses ?
En étudiant l’histoire de la physique, nous constatons que le développement rapide des sciences physiques n’a commencé qu’après l’introduction de l’analyse mathématique et la naissance de la physique mathématique. Les lois physiques sont exprimées par des formules mathématiques, et tout le progrès de la physique moderne est dû à l’application des mathématiques à l’étude de la nature. Actuellement, la physique et l’ensemble de la technique ne sont rien d’autre que les mathématiques appliquées à la nature. Ainsi, tout autour de nous, (machines, constructions etc…), tout a été calculé à l’aide de formules mathématiques avant d’être construit et mis en fonctionnement. La TSF, par exemple, est basée sur les lois de l’électricité qui sont purement mathématiques Les pylônes très hauts auxquels on rattache les antennes d’émission de la TSF, sont calculés à l’aide des mathématiques. Les barrages des lacs et des rivières, nécessaires à la production d’électricité, seraient impossibles à construire si l’on ne pouvait pas prévoir, à l’aide des mathématiques, les pressions à contenir et la résistance du barrage projeté.
Le fusil de chasse est à la fois léger et n’explose pas car la résistance de son canon à la pression des gaz est prévue et calculée d’avance. La bicyclette que vous utilisez est robuste et légère, elle ne plie pas sous le poids de votre corps et résiste bien aux coups de pédale, car toute son ossature a été calculée à l’aide de formules mathématiques. Bref, l’industrie moderne se sert de forces de la Nature que l’homme a pu mettre à son service, car il peut prévoir à l’avance les phénomènes physiques en les calculant à l’aide de formules mathématiques. Ainsi, finalement, nous voyons d’où vient le bouleversement de la vie sociale par la technique industrielle moderne, qui n’est qu’une conséquence de l’application des mathématiques à l’étude de la Nature.
Cependant, les mathématiques ont toujours existé. L’arithmétique est née en Egypte, il y a au moins trois mille ans. La trigonométrie et l’algèbre ont été inventées depuis très longtemps par le génie du peuple iranien ; enfin, la géométrie est l’œuvre des Grecs anciens. Notre question revient alors sous une autre forme : pourquoi les mathématiques ont été appliqués à l’étude de la Nature si tard ? La réponse est très simple : les mathématiques des Anciens qui forment à peu près le programme du lycée actuel, diffèrent énormément des mathématiques modernes qui peuvent être appliquées et sont appliquées à l’étude de la matière et de la Nature, tandis que les mathématiques anciennes ne peuvent pas être appliquées à la physique. Par conséquent, c’est la naissance, en Europe, des mathématiques modernes qui est la vraie cause du bouleversement actuel de la vie sociale. Par leur application à la physique puis à la technique, les mathématiques modernes ont transformé complètement d’abord ces sciences physiques, ensuite les conditions de la vie sociale. Ce sont elles qui sont responsables du machinisme et de l’industrie et c’est aux mathématiques que nous devons les formes nouvelles de notre vie. Il est intéressant de montrer la différence profonde entre mathématiques modernes et anciennes, et d’expliquer ainsi pourquoi la naissance des mathématiques modernes a entraîné le développement formidable de l’industrie qui continue et s’accélère toujours.
Trois idées absentes des mathématiques anciennes sont à la base des mathématiques modernes :
1. l’idée de variation, d’un nombre variable qui change continuellement sa valeur, qui coule comme coulent tous les phénomènes de la Nature (Panta Rey d’Héraclite) ;
2. l’idée de l’infiniment petit et de "passage à la limite" quand cet infiniment petit disparaît, s’annule ;
3. l’ idée de fonction.
Ses idées ne sont pas indépendantes car l’infiniment petit est par essence variable, et d’autre part un nombre qui varie d’une manière continue subit des variations infiniment petites. C’est sur ses idées fondamentales que s’est édifiée l’analyse mathématique créée par Newton et Leibniz il y a deux cent cinquante ans. Par contre, dans les mathématiques des Anciens, tout nombre a une valeur fixe et finie. On comprend maintenant pourquoi la physique a dû attendre la naissance de l’analyse mathématique pour commencer son développement. Dans la nature, tout est changement continuel et avant d’appliquer le nombre à l’étude de la Nature, il fallait rendre le nombre souple et variable comme la Nature elle-même.
Mais cela ne suffit pas : toutes les applications pratiques des mathématiques sont basées sur l’emploi des infiniment petits et sur l’opération logique principale, sans laquelle la technique est impossible ; c’est le passage, à la limite, qui fait disparaître l’infiniment petit en l’annulant. L’infiniment petit a été trouvé par Archimède, ce Grec génial qui a compris et deviné par sa pensée ce qui ne devait se développer que dix-huit siècles après sa mort. Mais les travaux d’Archimède sont venus trop tôt pour être compris et appréciés par l’humanité et ils ont été rejetés, oubliés.
La force prodigieuse des machines et de toute la technique moderne vient de l’infiniment petit et elle s’y trouve sous une forme cachée que je vais essayer de vous montrer au travers de l’exemple de l’invention du nombre ? (Pi). Vous savez bien que ce nombre, inventé par Archimède, exprime la longueur d’une circonférence dont le diamètre est l’unité de longueur.
Donc, dire que le nombre ? existe, c’est dire que nous pouvons mesurer non seulement la longueur des segments de droite mais aussi la longueur des lignes courbes. Avant Archimède, on ne savait pas le faire et on refusait même de comprendre qu’une circonférence possède une longueur bien déterminée.
Quatre cents ans avant Archimède, le célèbre philosophe Grec, Antigone, écrivait : "Vous pouvez inscrire dans un cercle un polygone régulier ; vous pouvez faire croître sans cesse le nombre de ses côtés, tous égaux entre eux. Le polygone dans ce cas s’approchera de plus en plus du cercle, la différence entre le polygone et le cercle deviendra de plus en plus petite et plus difficile à distinguer. Elle tendra vers zéro quand le nombre de côtés augmentera, mais elle restera toujours présente et jamais un polygone ne deviendra un cercle, quelque soit le nombre de ses côtés.
Par conséquent, jamais vous ne pourrez mesurer la longueur de la circonférence ou l’aire du cercle, quoique vous pouvez mesurer ces quantités pour un polygone. La différence dont parle Antigone est précisément infiniment petite quand le nombre de côtés est aussi grand que l’on veut, et la pensée humaine jusqu’à Newton et Leibnitz - à l’exception d’Archimède seul - refusait d’admettre la disparition finale d’un infiniment petit. Ceci entraînait l’impossibilité pour la pensée humaine de mesurer les lignes courbes, donc excluait les applications pratiques des mathématiques à l’étude de la Nature où l’on rencontre partout des lignes courbes. Archimède a compris la nécessité d’admettre la disparition finale de la différence infiniment petite entre le cercle et le polygone régulier inscrit, et il a obtenu ce résultat par un passage à la limite en introduisant pour la première fois dans l’histoire de la pensée l’infini comme objet de la pensée : il a considéré un polygone régulier fixe dont le nombre de côtés, devenu infini après le passage à la limite, est fixe et n’augmente plus. Chaque côté est nul et ce point se trouve sur la circonférence du cercle : donc le polygone à la limite coïncide avec le cercle et la longueur de ce dernier apparaît comme la limite vers la quelle tend la longueur totale de tous les côtés du polygone (périmètre) quand leur nombre devient infini. Ainsi, pour faire disparaître de ma limite l’infiniment petit, il faut donner à la pensée humaine la liberté de raisonner sur l’Infini, qui devient ainsi un objet de la pensée.
L’analyse mathématique basée sur les infiniment petits trouve donc, en fin de compte, sa source dans la conviction que la pensée de l’homme peut embrasser l’Infini. Ceci explique bien comment l’analyse mathématique cachait en soi et dès sa naissance une force explosive formidable qui se révèle maintenant sous forme de la puissance technique de l’homme, chaque jour de plus en plus énorme.
En se disant que sa pensée peut vaincre l’Infini, l’homme s’est donné une force créatrice sans bornes. En effet, tout autour de nous est produit, est créé par la pensée humaine et si cette force créatrice peut tout, alors il n’y a pas de limite au développement de la science mathématique, au progrès des sciences physiques et à la conquête de la Nature par l’homme. Enfin la troisième idée fondamentale, celle de fonction, correspond à l’enchaînement des phénomènes physiques. Tout est lié dans la Nature et chaque phénomène peut être considéré comme produit par un autre. C’est cette relation physique de cause à effet qu’exprime l’idée de fonction : un nombre dont les variations sont produites par les variations d’un autre nombre est fonction de ce dernier et toutes les lois physiques s’expriment par des fonctions mathématiques.
Permettez-moi en terminant de souhaiter à ceux parmi vous qui s’intéressent aux sciences physiques, mathématiques ou techniques, de bien comprendre et d’étudier les mathématiques élémentaires qui sont dans votre programme d’études. Les études secondaires constituent une base nécessaire pour vos études universitaires et vous ne devez jamais l’oublier. Permettez-moi aussi de vous dire que rien n’est plus beau que l’amour désintéressé et pur de la science, rien ne peut rendre un homme aussi heureux que le travail scientifique et je suis persuadé que les enfants de l’Iran, qui ont tant contribué à la création des mathématiques, reviendront à la science mathématique moderne et travailleront au développement et au progrès de l’analyse mathématique, meilleure arme que possède l’humanité dans sa lutte contre la matière et pour un avenir meilleur de la race.
Que la force créatrice de la pensée s’éveille et se développe en vous, mes chers élèves !
Docteur ès Sciences
Ervand Kogbetliantz