Mollâ Sadrâ et Hegel*
Karim Modjtahedi
Le choix que nous avons eu ici d’étudier les deux philosophes, Mollâ Sadrâ et Hegel, nécessite tout d’abord une justification. Au premier abord, il semble fort curieux et très hasardeux de mettre les noms de grands philosophes tels que Sadrâ et Hegel l’un à côté de l’autre, sans porter préjudice à tous les deux, car en réalité, il est aussi difficile de parler de leurs ressemblances éventuelles que d’expliquer leurs points de divergences évidents.
Dans des cas semblables, c’est la philosophie comparée elle-même qui demeure sujette à caution : on ne voit pas comment on pourrait rapprocher Sadrâ, penseur chiite à l’élan mystique - un peu semblable à un Saint Thomas qui aurait lu par exemple Swedenborg ou Jacob Boehme - avec Hegel, d’un esprit dialecticien acharné, essayant de saisir le réel par une phénoménologie épisodique, pour ne pas dire déterminant les événements et par ce fait, elle-même déterminée par une nécessité d’autant plus logique qu’elle relève du plus profond des choses elles mêmes.
Nos deux philosophes ne sont pas seulement éloignés sur le plan temporel et spatial (Iran du XVIIe siècle, Allemagne du XIXe siècle) mais appartiennent fondamentalement à deux mondes culturels essentiellement différents, qui en plus, peut-être, pourraient se lancer mutuellement de véritables défis.
Vu ce que nous venons de dire à leur sujet, faut-il pour autant renoncer à toute philosophie comparée ? La réponse dépend de ce que nous entendons par la fonction et le but de la comparaison que nous projetons de faire. Si le but est de réduire une pensée à une autre en en diminuant la portée ou au nom d’une science quelconque, aussi rigoureuse soit-elle, d’essayer de renoncer à sa propre originalité au profit de l’autre, alors il ne faut plus parler de philosophie comparée ; mais, par contre si nous arrivons à engager un dialogue entre eux, pour atteindre les paliers de plus en plus profonds de la compréhension et pour saisir à travers l’intersubjectivité le sens profond de chaque pensée, nous devrions faire et refaire de la philosophie comparée.
Socrate et Platon nous ont appris que la philosophie est avant tout un dialogue, et encore pas seulement. Il est soutenu horizontalement mais aussi effectué comme une recherche verticale qui se renouvelle à chaque étape et sans laquelle la philosophie se dégénère dans des philosophèmes fossilisés et des catégories de plus en plus vides, et on ne pourrait plus prétendre à une signification véritablement possible.
C’est un peu dans cet esprit que j’ai choisi ce sujet dont évidemment, au premier abord, on pourrait se méfier : Sadrâ et Hegel.
Par ailleurs, il va sans dire que pour rapprocher deux penseurs, il ne suffit pas seulement que l’on puisse déceler quelques problèmes et surtout des thèmes communs, mais que ceux-ci devraient d’une certaine manière, être centraux dans le contexte général de leurs pensées, autrement on ne pourrait aucunement envisager la possibilité d’une comparaison, aussi minime soit-elle.
Evidemment Sadrâ affirme catégoriquement la primauté de l’existence, tandis que Hegel est plutôt essentialiste ; à ce sujet je donnerai des explications supplémentaires ultérieures. Mais une induction simple nous permet de montrer des thèmes communs développés par tous les deux. Il va sans dire qu’à ce sujet chez Sadrâ, en pourrait tout de suite penser au mouvement intrasubstantiel (harekat-e johari) basé sur les concepts du mouvement, du "temps", de l’action mutuelle, des "contraires" (tadhâd), ainsi que de ceux qui concernent les degrés du sentant et du sensible, du percevant et du perceptible, de l’intelligeant et de l’intelligible.
De même chez Hegel, on pourrait avancer un certain nombre de concepts centraux tels que le "devenir" et la possibilité de prise de conscience graduelle par une phénoménologie qui décrit les états d’âme en quête d’obtention de ce concept profondément actuel et agissant qu’est le ’’begriff" dont la forme définitive n’est jamais précisée tout de suite et d’emblée.
Tous les experts nous diront que ces thèmes n’ont rien de secondaire dans l’ensemble des œuvres de ces deux penseurs que nous essayons ici de comparer. C’est à travers ces thèmes que l’on pourrait peut être engager un véritable dialogue entre Sadrâ et Hegel sans chercher à dévaloriser l’un au profit de l’autre et inversement.
Dans une première partie, nous parlerons d’abord de Sadrâ dont la pensée, malgré une lente évolution très significative, reste fidèle aux principes de base qui ont structuré et caractérisé sa vision transcendante. Il s’agit toujours de la priorité de l’existence sur l’essence, en entendant par là que l’existence, malgré le fait qu’elle soit évidente (badihi), échappe à toute définition formelle, et ne tolère ni genre, ni espèce, c’est-à-dire que l’existence comme telle ne se soumet aucunement aux catégories dites universelles. Mais ce thème, qui se trouve déjà dans la tradition péripatéticienne classique, prend chez Sadrâ une tournure absolument originale car pour l’affirmer tel qu’il l’entend, il fait preuve d’une grande fidélité à l’idée d’illumination (ishrâq) à la manière de Sohrawardi. Il parle comme d’une lumière qui tout en étant unique, varie suivant les degrés de sa luminosité ; au fond c’est une unité qui fonde la multiplicité et s’y projette. Pour donner une image concrète de sa pensée, on pourrait à la rigueur avancer l’expression de l’ "ondulation" un peu comme on la voit par exemple chez pseudo-Denys en Occident.
Pour comprendre cette unité équivoque (tashkiki) si on pouvait le dire, il faut faire appel à d’autres concepts tels que "présence", "émanation", etc. En tout cas, si au début toute épistémologie semble secondaire et même peut être superflue par rapport à l’ontologie qui se centralise foncièrement, l’idée d’une présence évidemment existentielle rend possible - comme nous y avons fait allusion - l’union de l’intelligeant et de l’intelligible et cela sur des plans différents graduels. L’intensité de la présence va de pair avec l’intensité de l’existence - lumière. En réalité, chacun suivant sa capacité de connaitre et surtout par la force de son imagination pure créatrice, saisit le monde existentiel aux différents niveaux de son apparition. Ainsi l’homme demeure dans ce monde comme en face de lui-même, car c’est seulement par le degré de sa présence qu’il pourrait saisir l’aspect du monde qui lui est approprié.
Dans cette perspective, le concept de temps prend un sens très particulier : loin d’être une abstraction faite à partir de phénomènes sensibles, ce temps prend un aspect existentiel et garantit la possibilité d’une perfection véritable en se situant entre un début créationnel et une fin résurrectionnelle. C’est un temps non divisible absolument réfractaire au néant, au travers duquel les contraires s’interpénètrent sans rupture et sans aucun délai. [1] Il s’agit d’un temps qui ne se sépare pas de l’existence elle-même ; on dirait que chez Sadrâ, l’instant est autre que les instants. Cette notion pourrait être comparée avec la durée bergsonienne ou peut être avec le "Zeit" heideggérien qui va dans un sens de pair avec le "Sein". Par ailleurs, chez Sadrâ, ce rapport entre le temps et l’existence reste profondément lié avec l’idée d’une création perpétuelle absolue, sans faille et sans rupture, dépendant directement du Dieu transcendant.
C’est également ainsi que le destin de l’âme se précise d’une manière originale, car Sadrâ décrit l’âme non sur le plan physique mais sur le plan ontologique, ce qui favorise la croyance en l’idée d’une résurrection corporelle en harmonie avec les enseignements religieux officiels. Selon lui, l’âme advient corporellement et subsiste ou se pérennise spirituellement ; il y a en quelque sorte une corporalisation de l’esprit. De cette manière, il ne reste plus véritablement de distance entre le corps et l’esprit, ni aucune antinomie concernant le problème de l’éternité du monde ou sa créativité temporelle.
En ce qui concerne Hegel, nous devons rappeler d’abord qu’étant donné que les livres les plus importants de ce philosophe, à savoir Science de la logique et l’Encyclopédie, traitent en premier lieu de l’"Etre", ils ne peuvent et ni doivent - au sens habituel du mot - être considérés ni comme une logique ni comme une encyclopédie telle qu’on l’entendait au siècle des Lumières. Ils sont avant tout de véritables traités ontologiques. Cependant, Hegel ne donne pas la primauté à l’existence par rapport à l’essence, c’est plutôt cette dernière qui est prééminente et se base comme sur le néant pour faire sortir fragmentairement l’exister sous sa forme finie - le mot "wesen" en Allemand signifiant l’essence, vient de "gewesen", le participe de l’infinitif "Sein". Mais d’un autre côté, le devenir attaque les essences et comme chez Sadrâ, le mouvement qu’il effectue est profondément substantiel (jowhari) ; cela signifie également que l’évolution de la substance se détermine à travers la conscience qui se précise au fur et à mesure chez le sujet cognitif.
En outre, Hegel est un philosophe post-kantien et le problème de l’épistémologie devient central dans ses recherches phénoménologiques. Ainsi, le sujet prend un aspect substantiel - comme chez Fichte et Schelling - et ce que l’on appelle le mouvement intrasubstantiel (harekat-e johari) chez Sadrâ s’étend au niveau de chaque étape du développement possible de la connaissance chez l’homme. Chez Hegel aussi, on peut retrouver d’une certaine manière l’union du sentant et du sensible, du percevant et du perceptible et de l’intelligeant et de l’intelligible, mais contrairement à la pensée de Sadrâ, c’est surtout par rapport au sujet que les problèmes sont envisagés et le devenir reste surtout cognitif et psychologique à la manière dont il est développé dans la phénoménologie de l’esprit. Autrement dit, à travers cette révolution copernicienne que Hegel, comme Kant, fait sienne, l’analyse prend inévitablement un aspect culturel et historique et n’a plus cette dimension ontologique qu’elle a chez Sadrâ.
D’une manière générale, dans la philosophie occidentale à partir de la fin du XVIIIe siècle – peut-être sous l’influence de Kant - la raison humaine n’atteint plus théoriquement le fond des choses. Elle a aboutit aux antinomies, et les noumènes ne se déchiffrent plus. Pour en sortir et édifier un rationalisme presque absolu, Hegel fait appel à une dialectique en stacccato dominante qui essaie de briser les frontières de la physique newtonienne, laquelle apparait comme la toile de fond de toute réflexion critique depuis déjà un siècle ; ce qui pourrait peut-être expliquer ce que l’on a parfois appelé conscience malheureuse théorique chez Kant. La dialectique chez Hegel est en quelque sorte l’emploi positif du doute limitatif qui détermine les étapes logiques du devenir - aussi bien sur le plan objectif que subjectif - et met en marche un appareil conceptuel dont les ’’begriff" annoncent non seulement, comme chez Leibnitz, le rapprochement du possible et du réel, mais aussi mutuellement celui du réel et du rationnel.
En considérant l’aspect auquel nous venons de faire allusion, il y a une grande différence entre la pensée de Sadrâ et celle de Hegel : Sadrâ croit à une intuition immédiate des choses (’ilm hodhouri), un peu à la manière bergsonienne, tandis que Hegel médiatise la raison en la dotant de cette dialectique sans laquelle le ratio perd toute signification. Chez Hegel, le rapport traditionnel entre le virtuel et l’actuel du type péripatéticien est en quelque sorte brisé, et l’ "Affirmartio" et le "Negatio" se complètent et tout jugement voire tout "Cogito" porte dans son for intérieur sa propre négation. De ce fait, il s’avère que la phénoménologie de Hegel, n’est aucunement une introduction à sa logique, elle en décrit tout simplement les inévitables étapes génétiques ; elle n’est même pas seulement une psychologie, mais en un sens une philosophie de l’histoire. Car finalement chez Hegel, la raison est l’essence de l’âme et l’esprit l’essence de la raison, et la morale, celle de l’esprit et finalement, la justice, celle de la morale. Ceci pourrait par conséquent montrer la direction des événements historiques, l’histoire n’étant que la réclamation médiatisée de la justice.
De cette façon, si nous pouvions trouver une certaine ressemblance entre les degrés et les étapes de l’union du sujet avec son objet, entre Hegel et Sadrâ, ils restent cependant foncièrement différents. Hegel s’intéresse à la dimension culturo-historique des choses, tandis que Sadrâ essaie de saisir exclusivement leur dimension existentielle. De ce point de vue, dans la philosophie de Hegel, la signification du temps reste une et univoque : c’est un temps lié à l’espace, voire au lieu précis où les événements extérieurs se réalisent historiquement, mais chez Sadrâ, le temps est foncièrement une réalité modulée ayant différents degrés (tashkiki), et suivant certains aspects de l’enseignement de son maître Mirdâmâd, on pourrait en parler au moins sur trois plans différents : le temps comme le rapport du changeant au changeant ; le temps comme le rapport du changeant à ce qui ne subit pas de changement (ayn-dahr), et enfin le temps comme pérennité, le rapport de l’éternel à l’éternel.
Dans la pensée de Hegel, on ne pourrait en aucune façon sortir du devenir ; même dans sa philosophie de l’esprit, toutes les activités telles que l’art, la religion, et la philosophie elle-même restent historiques et se limitent aux possibilités du sujet pensant et agissant, limité au monde spatio-temporel. Chez Sadrâ, il n’y a rien de tel ; la dimension historique au sens courant du mot n’est pas en vue, mais on s’intéresse surtout au temps existentiel comme la possibilité d’une perfection qui se réalise aux différents niveaux de l’être, dès l’origine, à une eschatologie évidente post-mortem. En d’autres termes, le destin de l’homme obéit à une loi centrifuge visant à le délivrer du monde fini ainsi qu’à faciliter son élévation au monde angélique (malakout) puis divin (lâhout).
Hegel ne nie pas la dimension infinie des choses, mais cet infini se découvre, comme nous l’avons évoqué, par une dialectique immanente à l’histoire, c’est-à-dire en se faisant deviner à travers les événements finis. Par ce biais, le système hégélien trouve une fonction sociopolitique qui en garantit la portée et la popularisation. Ceci a été pratiquement à chaque fois la cause de son succès politique et celle de ses interprétations multiples à tendances différentes, en l’occurrence de gauche et de droite. C’est ce qui a également permis à un certain nombre de ses interprètes, très souvent du type journaliste et sans formation universitaire ou académique véritable, d’en faire ce qu’ils en avaient envie d’en faire, suivant les circonstances du jour.
Sadrâ ne se prête pas facilement aux interprétations hasardeuses et on pourrait même dire que dans l’ensemble de sa pensée, il n’est pas difficile de découvrir une sorte d’auto-défense intérieure qui en garantit à la fois l’authenticité et la longévité.
En conclusion, on ne comprend pas forcément mieux un philosophe quand on découvre, en quelque sorte, la portée sociopolitique, voire l’utilité pragmatique de sa pensée en vue d’une propagande quelconque. Pour des buts semblables, on ne peut ni centraliser artificiellement un penseur, ni le faire sortir complètement du système de l’histoire ; cela ne vaudrait pas la peine de lire un tel philosophe - si jamais on doit vraiment le considérer comme tel. En ce sens, il n’y a pas lieu de préférer un vrai penseur à un autre. Evidemment, par moments, on a envie d’interpeller Hegel et de lui dire qu’il eut fallu que l’histoire de la manière dont il en parle s’arrêtât sans délai et que l’esprit apparût d’emblée. Ainsi Hegel et Sadrâ pourraient se partager cette grande tâche qui est celle de tout philosophe. Mais de toute manière, il faudrait lire à la fois Sadrâ et Hegel et réfléchir aux différents horizons peut-être superposés de l’âme humaine en quête de sa propre signification, à la fois dans son intimité et dans le plus profond du monde céleste, car le secret de la présence humaine dans ce monde en microcosme n’est peut être pas très différent de ce grand mystère qui habite le ciel, en macrocosme.
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* Nous remercions le Docteur Modjtahedi qui a eu l’amabilité de donner ce texte à La Revue de Téhéran pour sa première publication.
Notes
[1] Non comme chez Sohrawardi selon un processus de "labs ba’d khal’ " (لبس بعد خلع) mais "labs ba’d labs" (لبس بعد لبس).