Le vin dans la poésie gnostique
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  • Date de sortie: 21:2:23 1-9-1403

Le vin dans la poésie gnostique
à travers l’exemple de Hâfez :
de l’ivres se terrestre à l’extase spirituelle
Bien que révélée progressivement, l’interdiction du vin est clairement exprimée dans le Coran et a été rattachée à plusieurs causes : individuelle, en ce qu’il altère la raison alors que la religion se veut un éveil conscient de l’homme à lui-même, ou encore sociale de par les désordres et dangers qu’il peut générer au sein de la société. Dans le Coran, les boissons enivrantes sont évoquées dans deux contextes : terrestre, où elles sont l’objet d’une progressive interdiction, et dans l’Au-delà, comme l’une des récompenses des croyants au Paradis. Dès lors, une question se pose : comment ce qui est interdit et considéré comme négatif ici-bas peut être un élément du Paradis promis ? Parlons-nous toujours d’une même chose ?

L’état de perplexité ira croissant en découvrant que de nombreux poètes arabes et iraniens postérieurs à l’islam comme Ibn al-Fârid, Omar Khayyâm ou encore Hâfez ont fait l’éloge du vin et de l’état d’ivresse dans des poèmes qualifiés par de nombreux commentateurs de "bachiques" (khamriyyât).

Selon ces derniers, ces vers seraient l’expression la plus parfaite de l’existence d’une sorte d’ "épicurisme islamique". Doit-on alors considérer Hâfez – dont le nom même signifie « celui qui connait le Coran par cœur » – comme un croyant libertin sacrifiant certains interdits religieux, et non des moindres, sur l’autel de l’amour des plaisirs terrestres ? Si de nombreux commentateurs iraniens et étrangers ont répondu par l’affirmative, une lecture plus attentive des poèmes de Hâfez et de leur signification générale nous permettra de montrer que le motif du vin est utilisé dans le cadre d’une symbolique très riche de la quête humaine de Dieu visant notamment à exprimer les différents états du pèlerin (Salik) au cours de ce parcours spirituel.

Entre interdiction terrestre et délice paradisiaque
Dans le Coran, les boissons enivrantes sont désignées par le mot khamr (qui fait référence à la fermentation (takhmir) dont ces boissons sont issues)(1) , ou encore par sakar, nom issu de sokr ou sakra qui exprime l’ivresse ou l’état d’ébriété. Le khamr ou sakar désignent ainsi toute boisson qui, à la suite d’une fermentation, entraîne une ivresse et altère l’exercice de la raison. (2) Outre l’ivresse, le mot sakra signifie également un état d’étonnement intense, de grande stupeur ou de torpeur ; on retrouve donc dans les deux cas la même idée d’un état où la raison est affaiblie ou submergée par les sentiments et les passions. (3) Ainsi, dans le Coran, le peuple de Loth est décrit comme composé de personnes qui "se confondaient dans leur délire (sakra)" (15:72).

L’interdiction du vin a été révélée de façon progressive, étant donné le rejet qu’aurait pu produire sa prohibition subite dans une société habituée à en consommer de façon régulière. Il fut ainsi d’abord révélé aux croyants de ne pas prier en état d’ivresse : « O^ les croyants ! N’approchez pas de la prière (salât) alors que vous êtes ivres (sukârâ), jusqu’à ce que vous compreniez ce que vous dites » (4:43). Si un autre verset évoque certains avantages du vin, son aspect négatif prévaut clairement : « Ils t’interrogent sur le vin (al-khamr) et les jeux de hasard. Dis : “Dans les deux il y a un grand péché et quelques avantages pour les gens ; mais dans les deux, le péché est plus grand que l’utilité » (2:219). L’interdiction ne fut définitivement révélée que par la suite dans un verset de la sourate « La table servie », qui ne laisse plus aucun doute sur le statut légal du vin : « Le Diable ne veut que jeter parmi vous, à travers le vin (al-khamr) et le jeu de hasard, l’inimité et la haine, et vous détourner d’invoquer Allah et de la prière. Allez-vous donc y mettre fin ? » (5.91). (4) Le vin est ici directement associé au diable, dont le but suprême reste d’éloigner l’homme de Son créateur.

Face à cette interdiction sans appel, le vin est néanmoins considéré comme l’un des délices du Paradis dans plusieurs versets : « Voici la description du Paradis qui a été promis aux pieux : il y aura là […] des ruisseaux d’un vin (khamr) délicieux à boire, ainsi que des ruisseaux d’un miel purifié » (47:15). D’autres versets évoquent un « nectar cacheté » (rahiq makhtoum) (5) ou une « boisson très pure » (sharâb tahour) dont Dieu abreuve directement les croyants(6) . Cependant, contrairement au vin de ce monde, le vin du paradis ne provoque ni étourdissement ni altération de l’intellect, mais donne au contraire une clairvoyance parfaite : « Parmi eux circuleront des garçons éternellement jeunes, avec des coupes, des aiguières et un verre [rempli] d’une liqueur de source qui ne leur provoquera ni maux de tête ni étourdissement » (56:17-19). Est évoquée ici l’une des clés qui nous permettra de comprendre l’essence du vin chez un poète comme Hâfez. Enfin, la notion d’ivresse dans l’autre monde est également mentionnée, mais dans un aspect négatif : « Le jour où vous le verrez, toute nourrice oubliera ce qu’elle allaitait, et toute femelle enceinte avortera de ce qu’elle portait. Et tu verras les gens ivres, alors qu’ils ne le sont pas. Mais le châtiment d’Allah est dur » (22:2).

Le vin dans la tradition poétique et la gnostique persane : l’amour divin comme fondement et moteur de la création
Avant d’évoquer plus précisément le motif du vin dans la poésie de Hâfez, il est nécessaire de présenter de façon succincte ce qui semble être sa vision générale du monde et de l’origine de la création. Dans un vers resté fameux, Hâfez écrit : "Dans la prééternité, le rayon de Ta beauté s’exhala en une lumineuse apparition/ L’amour parut et mit feu au monde entier." (7) Ces mots font écho à un hadith qodsi(8) largement cité par les grands gnostiques de l’islam, selon lequel le moteur de la création aurait été l’amour de Dieu et Son souhait d’être connu par Ses créatures :

"J’étais un trésor inconnu, J’aimais à être connu : J’ai donc créé les créatures, Je me suis fait connaître d’elles et par Moi elles Me connurent."

D’autre part, selon le Coran, le corps de l’homme a été façonné d’argile tandis que son âme lui a été directement insufflée par Dieu : "Il lui donna sa forme parfaite et lui insuffla de Son Esprit" (32:9). L’origine de la création de l’homme est donc ce souffle d’amour divin qui va orienter toute la destinée spirituelle de ce dernier : pour trouver la vérité de son être et atteindre sa perfection, il devra entreprendre tout un cheminement afin de sortir de son moi illusoire (majâzi) - c’est-à-dire de ses passions, de son égoïsme, et de tout ce qui n’est pas Dieu - qui lui permettra d’atteindre son moi véritable (haqiqi), qui n’est autre que la présence divine à l’origine de sa création.

Le symbolisme du vin s’avère ici particulièrement approprié pour décrire ce processus. Au sens terrestre, le vin et l’ivresse qu’il entraîne fait oublier à l’homme sa fierté, sa position sociale, sa richesse, et tout ce qui touche aux valeurs terrestres passagères. S’il est ivre, un roi pourra se mettre à danser avec un mendiant, oubliant toutes les distinctions créées par les coutumes de ce monde. De même, la manifestation de l’amour divin dans le cœur de l’homme lui fait oublier tous ses attachements terrestres, anéantissant son égo dans la magnificence divine. Comme l’évoque Molânâ, "comment y aurait-il place pour la fierté et la vanité dans l’ivresse ; où ne se trouve pas un atome de l’existence personnelle ?" (9) Il est aussi intéressant d’évoquer ici que le verbe arabe khamara (dont est issu le mot khamr signifiant boisson enivrante) signifie « envahir quelqu’un », « être possédé par une idée » (10) ], et désigne donc parfaitement l’état du pèlerin cheminant vers son Créateur. (11)

La symbolique du vin est ainsi loin d’être née avec Hâfez, et a été employée avant lui par des mystiques et poètes tels que Molânâ. De façon générale, ce dernier désigne par "vin" tout ce qui entraîne l’ivresse et détourne de la conscience de son « moi », que ce soit l’alcool, la richesse, le pouvoir, Dieu… : "Pour l’âme charnelle, il y a les vins de la damnation, qui égare cette infortunée hors du droit chemin/ Pour l’intellect, il y a les vins de la félicité, de sorte qu’il obtient la demeure que l’on ne quitte plus/Par son ivresse, il déracine la tente du ciel et prend le chemin qui s’avance loin de cette direction terrestre/Ecoute, ne sois pas trompé, ô cœur, par chaque ivresse : Jésus est enivré par Dieu, l’âne est enivré par l’orge." (12) Après avoir distingué ces deux types de vins, c’est-à-dire le vin divin et celui des passions de l’âme, Molânâ invite clairement à ne pas se tromper d’ivresse : "O^ connaisseur de vin, prends garde, goûte avec précaution, afin de trouver le vin qui ne soit pas adultéré/Les deux jarres t’enivreront, mais cette ivresse (bénie) t’emmènera jusqu’au Seigneur du Jugement." (13)

Ici, le vin véritable (haqiqi) est celui de la gnose et de la manifestation de la présence divine, tandis que la boisson terrestre n’est que son apparence (majâz) trompeuse. (14) Il devient dès lors nécessaire de purifier la coupe de son corps afin de la rendre capable de recevoir l’effusion céleste : "Quand tu cherches avec l’aide de Dieu, l’essence de ton esprit est le vin, et le corps le flacon." (15)

Le motif du vin et de l’ivresse repose donc sur une vision de l’homme selon laquelle du fait de sa nature divine, ce dernier ne peut se satisfaire du cadre limité d’une vie matérielle et est animé par une soif de perfection illimitée. Cette soif le conduit à sortir de lui-même et à rechercher l’ivresse dans l’argent, le pouvoir, la satisfaction de ses désirs charnels… En s’appuyant sur une ontologie de l’amour comme base de la création, les gnostiques mystiques considèrent l’ivresse en Dieu, Créateur illimité et parfait, comme la seule chose capable d’étancher cette soif et de conduire l’homme à la réalisation de sa perfection. Le vin permet donc de briser l’idole de son « moi » égoïste et de passer de l’état humain à l’état divin, car tant qu’une trace d’égoïsme reste présente, le divin ne peut se manifester au cœur de l’homme. L’homme ivre ne se considère plus comme le centre du monde, mais voit les choses comme autant de manifestations d’une réalité divine unique qui embrasse tout et correspond à la vision de l’ "unicité de l’existence" (wahdat al-wujoud) sur laquelle se base la gnose. Comme l’alcool, l’amour divin introduit donc une rupture de l’état de conscience habituel. Au-delà d’un simple symbolisme conventionnel, la comparaison a donc un fondement ancré dans la réalité.

Hâfez et l’ivresse mystique
La notion de vin (sharâb, mey ou bâdeh) est omniprésente dans la poésie de Hâfez, ainsi que le champ lexical qui lui est lié : des mots comme "coupe", "lie", "ivresse", "échanson" etc. sont ainsi constamment évoqués. Une lecture attentive de la poésie de Hâfez permet de comprendre que, loin de constituer un éloge des plaisirs matériels, le vin est employé dans le cadre d’une riche symbolique décrivant les états spirituels du pèlerin cheminant vers Dieu. Ce langage vise à exprimer de hautes réalités avec des mots connus de tous, mais dont seuls les initiés comprendront la portée profonde, tandis que ceux dont la vision se limite au monde terrestre et à ses plaisirs se contenteront d’une lecture au premier degré. Les différentes lectures répondent ainsi à l’adage "Dis moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es".

Le ton est donné dès le 1er ghazal du Divân de Hâfez : "Eh ! Echanson, fais circuler la coupe [ka’s] et présente-là !/ Car l’amour parut facile à l’origine, puis surgirent les difficultés […]/Colore de vin [mey] le tapis de prière si le Maître des Mages te le dit !/Car le Pèlerin n’ignore pas la Voie et la conduite à tenir aux étapes." (16) Nous retrouvons ici le motif gnostique de l’amour comme l’origine de toute chose. Ainsi, l’ivresse prônée par Hâfez n’est pas liée au vin terrestre, mais bien à l’expérience de l’amour divin et de la rencontre de Dieu, « l’Ami » par excellence, dans la prééternité : "Jusqu’à l’aube du Jour de la Résurrection, ne se détournera de l’ivresse/ Celui qui comme moi dans la prééternité but une gorgée à la coupe de l’Ami." (17) Comme nous l’avons évoqué, cette gorgée bue à l’aube des temps va déterminer toute la vie du pèlerin qui cherchera de nouveau à atteindre l’ivresse de l’union au travers de son parcours initiatique. Cela rejoint également l’idée coranique de fitra ou « nature divine originelle » qui incite naturellement chaque homme à rechercher l’absolu et l’illimité, c’est-à-dire Dieu.

D’autres vers viennent renforcer cette interprétation : "Heureux le cœur de celui qui, comme Hâfez/ Prend une coupe de Vin du Pacte Primordial (alast)." (18) Ici, l’expression « alast » renvoie directement au pacte prééternel que Dieu a conclu avec les hommes évoqué dans le Coran : "Et quand le Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes : "Ne suis-je pas (alasto) votre Seigneur ?" Ils répondirent : "Mais si, nous témoignons…"" (7:172). Le vin de "alast" évoqué par Hâfez fait clairement référence à la parole divine évoquée dans ce verset qui, faisant prendre conscience à l’homme de la réalité divine présente en lui, lui permet de reconnaître Dieu comme son Seigneur. (19) Cette réalité divine présente dans l’homme est également évoquée dans ces vers, la coupe symbolisant le corps du pèlerin : "Nous avons vu dans la coupe le reflet du visage du Compagnon/ Eh ! Toi qui ne sais rien de notre plaisir à boire continuellement." (20) Contrairement à l’intellect qui est une force conservatrice et dont le but est de préserver l’homme, l’amour est une force qui fait sortir de soi et enivre.

Elle permet ainsi de détruire son moi égoïste afin de laisser se manifester l’étincelle d’amour primordial qui est en lui :"L’ivresse de l’amour m’a mis en ruine et pourtant/Le fondement de mon être prospère sur cette ruine." (21) Afin de permettre à cet amour de ce manifester, le premier pas de la voie sera de laver son cœur des attaches de ce monde : "Un gnostique fit ses ablutions à l’onde claire du Vin/ Quand à l’aube il alla en pèlerinage à la Taverne." (22) La taverne (23), lieu de l’ivresse, est donc la Voie spirituelle par excellence (24): "Hâfez, par la Voie de la Taverne (râh-e meykadeh) tu es joyeusement sorti du monde !/Que la prière des hommes de cœur accompagne ton cœur pur !" (25) La taverne ne désigne pas un lieu particulier, mais chaque aspect du monde qui, en tant que manifestation de la beauté divine, est susceptible d’enivrer le pèlerin. L’échanson (sâqi) qui sert le vin dans la coupe du pèlerin ne doit également pas être perçu comme une personne particulière, mais comme tout être ou chose le rapprochant de Dieu.

Loin de signifier une invitation à jouir au maximum des plaisirs de ce monde avant la mort, l’ivresse prônée par Hâfez invite au contraire à s’efforcer d’acquérir une conscience des vérités divines dans cette vie même, ce qui implique la pratique du détachement devant conduire à une humilité extrême face au Créateur : "Apporte le vin ! Conformément à la fatwâ de Hâfez, de mon cœur pur/ je vais laver à l’effusion de la Coupe la poussière d’hypocrisie".(26) Il est d’ailleurs souvent évoqué que le vin doit être bu à l’aube (sahar), moment particulièrement favorables aux révélations intérieures dans la tradition islamique : "Par Dieu, Toi, donne une gorgée à Hâfez, qui se lève à l’aube !/ Car je vous l’assure, la prière faite à l’aurore est suivie d’effet !" (27) La sincérité est également l’une des conditions de la Voie menant à Dieu : "Aller à la porte de la Maison du vin est la démarche des hommes sincères (yekrang)/ pour ceux qui font étalage d’eux-mêmes, pas d’accès au quartier des Marchands de vin !" (28) S’il s’agissait ici de vin matériel ou même d’une métaphore de l’amour physique, que viendraient faire ici toutes ces conditions à la sincérité et à l’humilité ? C’est également dans ce sens qu’il faut comprendre les critiques générales de Hâfez à l’égard des soufis et de la vanité de leurs organisations : "Le couvent et le froc d’hypocrisie m’écœurent/ Où est le Monastère des Mages, où est le vin limpide ?" (29)

L’ivresse provoquée par la manifestation de la beauté divine n’entraîne pas une perte de l’intelligence, bien au contraire : en faisant tomber le voile de l’égo, elle permet à la Vérité de se manifester dans toute sa pureté : "Le soufi privé de sens qui, la veille, brisait coupe et verre à boire/Dès la première gorgée de vin, devint sensé et sage." (30) Ces vers sont un écho parfait au verset coranique évoqué précédemment selon lequel le vin bu au paradis ne provoque ni mal de tête, ni étourdissement (56:19). Cette ivresse permet aussi d’apaiser l’âme des chagrins du monde : "Je veux un vin enivré [sharâb-e talkhi] dont la force abat l’homme intrépide, un instant peut-être me reposerai-je du monde et de sa malfaisance." (31) Dieu et l’ivresse provoquée par Sa manifestation devient ainsi le refuge de tout gnostique : "De ce Plafond aux sombres stalactites il pleut la sédition. Lève-toi/ Allons nous réfugier à la Taverne loin de toutes ces calamités !" (32) ]

Certains ghazals de Hâfez font également clairement référence à certains hadiths du prophète Mohammad. Ainsi, le vers "A l’aube, en un pays, un cheminant/ confiait ce mystère à un proche :/ "Soufi, le vin devient pur au moment où/ dans le flacon de verre il a parcouru quarante jours !"" (33) fait écho au hadith : "Celui qui consacre à Dieu quarante jours, Dieu fera jaillir les sources de la sagesse de son cœur à sa langue".(34) En écho aux versets coraniques, Hâfez évoque également le vin du paradis : "Demain, breuvage à la source du paradis et houris sont à nous/ et aujourd’hui aussi, échanson à visage de lune et coupe de vin !" (35) Ces vers laissent également entendre que le paradis, qui n’est autre que la joie de la proximité avec Dieu, peut d’ores et déjà être atteint durant l’existence terrestre.

Enfin, en écho à Molânâ, Hâfez rappelle clairement la différence entre le vin « réel » et celui « d’ici-bas » : "Grâces soient à Dieu : la porte de la Taverne est ouverte !/Car mon besoin est tendu vers Sa porte/Les jarres bouillonnent et grondent toutes sous l’effet de l’ivresse./Et ce vin qui est là-bas, il est réel (haqiqi), ce n’est pas métaphore (majâzi)." (36) Le vin matériel n’est donc qu’une pâle métaphore du vin réel servi dans la Taverne de l’Amour divin. L’injonction de Hâfez à ne pas se limiter à la métaphore des choses est clairement évoquée dans un autre vers, et ne laisse plus d’équivoque quant à l’essence du vin véritable dans sa poésie : "Demain, lorsque le Seuil du palais de vérité (haqiqat) deviendra visible/Honteux sera le cheminant qui aura agi par métaphore (majâz) !" (37)

Une question se pose néanmoins : si tout cela n’est que symbole, pourquoi recourir à un tel procédé d’expression et ne pas exposer ces significations clairement et directement ? Cette question touche à l’un des points fondamentaux de la gnose selon lequel exprimer directement de hautes vérités à des personnes qui n’y sont pas préparées est fort susceptible d’avoir l’effet inverse de celui escompté et d’entraîner une incompréhension de la masse dans le meilleur des cas, ou une mise à mort pour hérésie dans le pire, comme cela fut le cas de Hallâj. Dans ce sens, la compréhension de l’ivresse au sens vrai demeure réservée à une élite : "Viens, je te montrerai dans le Vin pur le secret du Temps/ à condition que tu ne le montres pas aux pervertis, aux cœurs aveugles." (38)

En conclusion et comme nous l’avons évoqué au cours de cet article, chez Hâfez, le vin fait donc référence à l’extase et la joie ressentie lorsque l’Aimé se manifeste dans le cœur de l’amant, et qui lui fait oublier son propre moi égoïste. (39) Face au monde qui invite à s’abandonner à l’ivresse du pouvoir et à sa beauté éphémère, la poésie gnostique invite l’homme à devenir ivre de Dieu. Ici, le « vrai » vin devient alors la plus licite des boissons. Bien loin d’inviter à des jouissances éphémères, Hâfez convie l’homme à la félicité éternelle qui n’est autre que la rencontre avec son Créateur – rencontre possible au cours de cette vie même : "Avant que le monde évanescent ne soit délabré/Mets-nous en ruine avec la coupe de vin couleur de rose !" (40) Comme l’a souligné Yayha Bonaud(41) , l’emploi du langage bachique dans le cadre d’une symbolique spirituelle n’est également pas absent de la tradition chrétienne et on le retrouve notamment dans les poésies de Thérèse d’Avila ou de Jean de la Croix.

Dans l’un de ses écrits, ce dernier évoque l’état d’union avec le divin qui n’est pas sans rappeler le ton des ghazals de Hâfez : "Il faut savoir que cette faveur de la suave ivresse ne passa pas aussi vite que l’étincelle, car elle est plus stable ; car l’étincelle touche et passe, mais son effet dure un peu, et parfois beaucoup ; mais le vin aromatisé a l’habitude de durer longtemps, lui et l’effet qu’il produit, ce qui est… amour suave en l’âme ; … quoique pas toujours au même degré d’intensité, car il faiblit ou croît sans que l’âme y puisse quoi que ce soit, car parfois, sans qu’elle fasse rien pour sa part, l’âme ressent en l’intime substance que son esprit se met suavement en ébriété et en inflammation de ce vin divin." (42) Ce procédé est également présent dans la Bible, notamment dans le Cantiques des Cantiques. (43) Néanmoins, la richesse et la puissance d’évocation de ce symbolisme atteint des sommets dans la poésie gnostique iranienne, où les plus hautes significations du Coran, notamment la conception de l’homme parfait comme « vicaire ou lieutenant (Khalifa) de Dieu sur la terre », à la fois homme-Dieu et serviteur dépendant de son Créateur, sont exprimées avec une beauté unique : "Je suis mendiant à la taverne, mais vois comme en étant d’ivresse/ fier face au ciel, je commande aux étoiles !" (44)

Bibliographie :
- Djalâl-od-Din Rumi, Mathnawî, La quête de l’Absolu, traduit du persan par Eva de Vitray Meyerovitch et Djamchid Mortazavi, Editions du Rocher, 1990.

- Hâfez de Chiraz, Le Divân, Introduction traduction du persan et commentaires par Charles Henri de Fouchécour, Verdier poche, 2006.

- Allâmeh Tabâtabâ’i, Tasfir al-Mizân, traduction persane de Seyyed Mohammad Bâqer Mousavi Hamedâni, Vol. 6, Daftar-e enteshârât-e Eslâmi, Qom.

- Amir-Moezzi, Mohammad Ali (dir.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, Bouquins, 2007.

- Forouzanfar, Badi’-oz-Zamân, Sharh-e Masnavi (Commentaire du Masnavi), Enteshârât-e Elmi.

- Motahari, Mortezâ, Erfân-e Hâfez (La gnose de Hâfez), Enteshârât-e Sadrâ, 2010 (27e ed.).

- Tâdjdini, Ali, Farhang-e Nemâd va Neshânehâ dar Andishe-ye Mowlânâ (Dictionnaire des symboles et signes dans la pensée de Mowlânâ), Soroush, 2005.

- Latâ’ef va zarâ’ef-e erfâni dar ghazalivat Hâfez (2) va (3) : bâdeh (Les subtilités et finesses gnostiques des ghazals de Hâfez (2) et (3) : le vin), www.tahourdanesh.com, page consultée le 28 juin 2010.

- Zarrinkoub, Abdol-Hossein, Az koutcheh-ye randân, Enteshârât Amir Kabir.

Notes
[1] Khamr est également issu de la racine kh-m-r qui évoque l’idée de déroute.

[2] Allâmeh Tabâtabâ’i, Tasfir al-Mizân, traduction persane de Seyyed Mohammad Bâqer Mousavi Hamedâni, Vol. 6, Daftar-e enteshârât-e Eslâmi, Qom, pp. 174-175. L’extension de ce que recouvre le khamra été défini de façon plus ou plus extensive selon les différentes écoles juridiques. A ce sujet, se référer à "Vins, boissons enivrantes et drogues", Amir-Moezzi, Mohammad Ali (dir.), Dictionnaire du Coran, Robert Laffont, Bouquins, 2007, pp. 910-915.

[3] Dans le même sens, l’agonie est parfois désignée par l’expression sakra al-mawt, mot à mot, « la stupeur de la mort ». Le sucre (sokkar) vient également de la même racine et est à l’origine du mot « moskirât », désignant les boissons issues de la fermentation du sucre et par dérivation, l’ensemble des boissons alcoolisées. A l’origine, le mot « sokr » désignait également tout ce qui éloigne l’homme de sa raison ou qui « dresse un barrage » entre lui et son intellect (Râghib, Mofradât, op. cit. Al-Mizân, Vol. 12, pp. 418-419).

[4] Dieu est cependant conciliant envers ceux qui ont consommé de l’alcool avant son interdiction et qui se sont repentis : « Ce n’est pas un pêché pour ceux qui ont la foi et font de bonnes œuvres en ce qu’ils ont consommé (du vin et des gains des jeux de hasard avant leur prohibition) pourvu qu’ils soient pieux (en évitant les choses interdites après en avoir eu connaissance) et qu’ils croient (en acceptant leur prohibition) et qu’ils fassent de bonnes œuvres ; puis qui (continuent) d’être pieux et de croire et qui (demeurent) pieux et bienfaisants. Car Allah aime les bienfaisants » (5:93).

[5] « On leur sert à boire un nectar cacheté (rahiq makhtoum) laissant un arrière-goût de musc. Que ceux qui la convoitent entrent en compétition [pour l’acquérir]. Il est mélangé à la boisson de Tasnim, source dont les rapprochés boivent » (83:25-28).

[6] « Ils porteront des vêtements verts de satin et de brocart. Et ils seront parés de bracelets d’argent. Et leur Seigneur les abreuvera d’une boisson (sharâb) très pure » (76:21).

[7] Hâfez de Chiraz, Le Divân, Introduction traduction du persan et commentaires par Charles Henri de Fouchécour, Verdier poche, 2006, Ghazal 148, p. 452. (Nous utiliserons la même traduction pour les vers suivants cités dans l’article).

[8] C’est-à-dire une parole dans laquelle Dieu s’exprime directement à travers la bouche du prophète Mohammad et qui est donc considérée comme une parole divine, mais n’a néanmoins pas le statut de révélation.

[9] Masnavi, livre sixième, 2021. Traduction persane de Eva de Vitray Meyerovitch et Djamchid Mortazavi, Editions du Rocher, 1990. (Nous utiliserons la même traduction pour les vers suivants cités dans l’article).

[10] Dictionnaire arabe-français « As-Sabil », Daniel Reig, Larousse, 1983, p. 1614.

[11] Le verbe de la 8e forme « ikhtamara » évoque la même idée.

[12] Masnavi, Livre quatrième, 2688-91.

[13] Ibid., 2694-2695.

[14] D’autres passages du Masnavi font référence à la différence entre ivresse divine et terrestre, par exemple : "Une seule goutte des vins du ciel fait que l’âme est ravie loin du vin des échansons (de ce monde)/ Ainsi, quelles ivresses adviennent-elles aux anges et aux esprits purifiés par la gloire divine/ Qui ont attaché leurs cœurs à ce vin pour l’avoir senti une seule fois, et qui ont brisé l’amphore du vin d’ici-bas !" (Masnavi, livre troisième, 822-5).

[15] Masnavi, livre troisième, 4743.

[16] Ghazal 1, p. 85.

[17] Ghazal 63, p. 289.

[18] Ghazal 144, p. 445.

[19] Dieu fait témoigner les hommes "sur eux-mêmes", c’est-à-dire à partir de leur propre réalité existentielle. Il les invite ainsi à se contempler eux-mêmes afin de reconnaître que Dieu est leur Seigneur. Cela implique donc que la présence divine existe dans la nature même de l’homme. Cette réalité est également évoquée par le célèbre hadith prophétique : "Celui qui connaît son âme connaît son Seigneur".

[20] Ghazal 11, p. 119.

[21] Ghazal 36, p. 212.

[22] Ghazal 128, p. 413.

[23] Dans la poésie de Hâfez, la taverne est désignée tantôt par meykadeh, tantôt par meykhâneh qui signifie littéralement "la maison du vin".

[24] Cette réalité est évoquée également dans ces vers : "Le Pèlerin (sâlek) qui connut la Voie menant rue de la Taverne/ trouva pernicieux de frapper à une autre porte !", ghazal 48, p. 256.

[25] Ghazal 293, p. 768.

[26] Ghazal 372, p. 939.

[27] Ghazal 6, p. 103.

[28] Ghazal 72, p. 306.

[29] Ghazal 2, p. 88.

[30] Ghazal 165, p. 486.

[31] Ghazal 273, p. 721.

[32] Ghazal 366, p. 926.

[33] Ghazal 474, pp. 1149-1150.

[34] Bihâr al-Anwâr, Vol. 67, p. 249. De façon générale, le nombre quarante a une grande importance dans la tradition islamique. Il correspond également au nombre de jours durant lesquels Moïse jeuna avant de rencontrer Dieu : " Et Nous donnâmes à Moïse rendez-vous pendant trente nuits, et Nous les complétâmes par dix, de sorte que le temps fixé par son Seigneur se termina au bout de quarante nuits" (7:142).

[35] Ghazal 421, p. 1038.

[36] Ghazal 41, p. 230.

[37] Ghazal 129, p. 415.

[38] Ghazal 273, p. 722.

[39] Mollâ Mohsen Kâshâni souligne cette dimension mystique du vin chez Hâfez, notamment dans l’introduction qu’il a rédigée au Divân de Hâfez. En se basant sur l’unicité de l’existence des gnostiques, il est possible d’affirmer par extension que l’ensemble du monde est constamment abreuvé de nectar divin étant donné que Ses manifestations et Ses dons sont ininterrompus.

[40] Ghazal 388, p. 970.

[41] Bonaud, Yahyâ Christian, "La voie de l’Amour, poèmes spirituels de l'Imam Khomeiny", La Revue de Téhéran, No. 55, juin 2010.

[42] Jean de la Croix, Ct. 16,8, op. cit. Huot de Longchamp, Max, Lectures de Jean de la Croix : essai d’anthropologie mystique, Editions Beauchesne, 1981.

[43] "Il m’a fait enter dans la maison du vin ; et la bannière qu’il déploie sur moi, c’est l’amour" (2:4) "J’entre dans mon jardin, ma sœur, ma fiancée ; Je cueille ma myrrhe avec mes aromates, Je mange mon rayon de miel avec mon miel, Je bois mon vin avec mon lait… Mangez, amis, buvez, enivrez-vous d’amour !" (5:1)

[44] Ghazal 342, p. 870.

Source: La revue de Téhéran