Le shiisme selon Henry Corbin
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  • Date de sortie: 11:56:30 14-9-1403

Le shiisme selon Henry Corbin
oici un ensemble d'extraits des écrits du grand philosophe et orientaliste français Henry Corbin. C'était sans aucun doute le plus grand connaisseur, et peut-être le seul, du shiisme en France. Ces extraits sont une introduction à l'Islam du point de vue du shiisme et à sa philosophie. Pour ceux qui souhaitent découvrir plus amplement les ouvrages de ce grand auteur, nous vous suggérons de lire la série d'ouvrage sur "l’Islam iranien". Bonne lecture...

Exotérique et ésotérique
[…] Le phénomène chiite est en son essence un phénomène religieux, tel qu’il ne pouvait éclore qu’au sein d’une « communauté du Livre » (ahl al-Kitab), c’est-à-dire rassemblée autour du « phénomène du Livre saint » révélé par un prophète. Il procède du fait que la première et la plus urgente question devant laquelle le « Livre saint révélé » mette la communauté du Livre est celle-ci : quel en est le sens vrai ? Ce sens vrai est-il ce qu’énonce l’apparence littérale, extérieure ou exotérique (zahir) ? Ou bien cette apparence littérale n’est-elle que la métaphore et le revêtement d’un sens caché intérieur ou ésotérique (batin) ? Ce problème est commun aux herméneutes du Coran comme aux herméneutes juifs ou chrétiens de la Bible. La profession de foi commune à tout le chiisme est que tout zahir comporte un batin, comme le déclare fermement un hadith du Prophète : « Le Coran a un exotérique et un ésotérique ; celui-ci à son tour a un ésotérique, ainsi de suite jusqu’à sept profondeurs ésotériques. »

S’il en est ainsi, la mission de révéler l’exotérique et celle d’initier à l’ésotérique ne peuvent être confiées à la même personne. Il s’ensuit que l’idée chiite de l’herméneutique des niveaux de signification du Coran a partie liée avec la prophétologie chiite elle-même. Au prophète incombe la mission de « révéler » la Loi religieuse, l’apparence exotérique que Dieu « fait descendre » (tanzil) sur lui par l’intermédiaire de l’Ange.

A` l’Imam incombe de « reconduire » (ta’wil) cette apparence littérale à sa source et origine (asl), à son archétype ou Idée. La prophétologie se trouve ainsi nécessairement doublée par l’imamologie ; figures du Prophète et de l’Imam sont aussi inséparables que tanzil et ta’wil, zahir et batin. C’est pourquoi, selon le jugement chiite, pour que le fidèle soit non seulement un moslim (musulman), mais un croyant authentique, un vrai mu’min, il faut que sa shahadat, son attestation de foi, se déploie en une triple phase: attestation de l’Unité de l’Unique, attestation de la mission exotérique du Prophète, attestation de la mission ésotérique des Imams.

Prophète et Imam
Imam et Prophète forment ainsi une bi-unité dont les deux termes sont indissociables. Ils sont une seule Lumière manifestée en deux personnes. C’est ce que le prophète Mohammad notifia à plusieurs reprises au 1er Imam, ‘Ali ibn Abi Talib, notamment et de la façon la plus solennelle dans le grand hadith de l’investiture : « Tu es par rapport à moi comme Aaron par rapport à Moïse. » Ce rapport est confirmé par les hadith dans lesquels l’Imam ‘Ali atteste que pas un mot du Coran ne fut révélé au Prophète sans que celui-ci ne l’ait instruit personnellement de la forme authentique du texte et de tous les sens cachés qu’il recelait, si bien que l’Imam était détenteur d’un Coran intégral et authentique qu’au lendemain de la mort du Prophète s’empressèrent de rejeter ceux qui imprimèrent alors à l’islam la direction historique... qu’ils lui imprimèrent. Cela explique les infirmités du textus receptus (la version d’Osman) dénoncées depuis toujours par tous les chiites.

Le rapport entre Imam et Prophète s’exprime, d’autre part, à l’occasion de l’analyse et de l’activation de concepts caractérisant en propre le chiisme. C’est ainsi que le concept de nobowwat (prophétie) s’articule en un triple concept : celui de nabi (prophète tout court), celui de nabi-morsal (prophète missionné), celui de rasul ou nabi chargé de révéler une Loi nouvelle, un Livre nouveau. Mais, dans tous les cas, le concept de nabi présuppose ici le concept chiite caractéristique de la walayat, laquelle est la dilection divine, la prédilection et l’amour par lesquels Dieu sacralise ses amis (les « Amis de Dieu », Awliya’ Allah) dès la prééternité. Tout nabi doit d’abord être un wali, mais tout wali n’est pas forcément un nabi, la nobowwat ne faisant que se surajouter à sa walayat. D’où l’affirmation de la supériorité de la walayat sur la nobowwat, puisque celle-ci présuppose la première et n’est qu’une mission ad extra : la walayat est éternelle et permanente, la nobowwat a un caractère temporaire.

L’affirmation de la supériorité de la walayat peut avoir des conséquences diverses ; elle peut conduire à proclamer la supériorité radicale de l’Imam sur le Prophète, du batin sur le zahir. En revanche, les chiites duodécimains, en s’efforçant de garder l’équilibre entre batin et zahir, considèrent la supériorité de la walayat sur la nobowwat telle qu’elle se présente dans la personne du Prophète, tandis que chez les Imams la walayat dérive de celle du Prophète.

Du même coup aussi se fait jour le contraste entre le concept sunnite du khalifat et le concept chiite de l’imamat. De l’héritage temporel et de l’héritage spirituel du Prophète le sunnisme n’envisage que le premier et sa transmission en la personne du khalife. Toutes les précellences intérieures que le chiisme postule en la personne de l’Imam sont alors superflues. Il s’agit en somme d’un khalifat sans walayat, ne répondant à aucune nécessité a parte Dei, puisque le khalifat ne concerne que la bonne marche des affaires sociales et politiques ; bref, la conception sunnite de l’imamat en la personne du khalife est une conception purement séculière et temporelle.

En revanche, la conception chiite de l’Imam comme Wali Allah, l’« Ami de Dieu », est une conception qui investit l’Imam d’une fonction cosmique sacerdotale et fait de lui, comme Homme Parfait, le pôle mystique (qotb) grâce auquel le monde de l’homme persévère dans l’être. Les auteurs chiites ont beaucoup insisté sur ces aspects. Certains estiment que Mohammad, n’ayant accepté d’être qu’un « serviteur prophète », et non pas un « roi prophète », ne pouvait transmettre aux Imams, ses successeurs, qu’une royauté spirituelle, non pas une royauté temporelle. Aussi, pas plus qu’il n’y aurait de sens à faire élire un prophète par les hommes, il n’y en aurait à ce que fût élu l’« Ami de Dieu », l’Imam, qui est le pôle de tous les Amis. La walayat, en tant que charisme propre de l’Imam et comme charisme que présuppose toute mission prophétique, est définie couramment comme étant « l’ésotérique de la prophétie et de la mission prophétique ». Elle règle donc bien le rapport entre zahir et batin, entre prophétie et imamat. Le concept métaphysique qui fonde ce rapport est celui de la Haqiqat mohammadiya ou « Réalité mohammadienne éternelle ».

Descente et remontée
[…] Les deux « dimensions », exotérique et ésotérique, de la Haqiqat mohammadiya correspondent aux deux mouvements, descente (nozul) et remontée (so‘ud), de la Lumière mohammadienne (Nur mohammadi). La descente de cette Lumière en ce monde, c’est essentiellement la mission exotérique des prophètes aboutissant à la mission terminale et récapitulative de Mohammad, le « Sceau des prophètes ». Le mouvement de remontée est essentiellement opéré par le ta’wil, l’herméneutique des textes prophétiques dont le ministère incombe aux Imams (le mot ta’wil veut dire « reconduire quelque chose à son origine »). La Haqiqat mohammadiya est ainsi finalement la clef de la hiéro-histoire [histoire sacrée], assurant son axe d’orientation à la conscience religieuse fondée sur le « phénomène du Livre saint révélé ».

C’est pourquoi un long hadith explique qu’au cours de cette descente cette Lumière séjourna dans « douze Voiles de lumière » et qu’elle remonte à son origine à travers ces mêmes Voiles. Ces Voiles sont les Imams de l’ésotérique, typifiés là même comme douze millénaires. La théologie chiite se montre ainsi comme un cas exemplaire de ce que les historiens des religions ont appelé ailleurs « théologies de l’Aion » (Aion : âge total d’un monde). […] Bien entendu, les douze millénaires ont un sens arithmosophique ; ils ne donnent pas une chronologie positive. La Lumière mohammadienne descendue en ce monde (par une épiphanie qui n’est jamais une incarnation) s’est transmise de prophète en prophète ; ensuite, elle effectue sa remontée, d’Imam en Imam. Avec l’idée de ce double cycle, l’orientation de la conscience chiite apparaît comme essentiellement eschatologique.

Par là même, on entrevoit l’importance de la Figure qui couronne cet édifice de la hiéro-histoire, à savoir le XIIe Imam. Les deux mouvements de descente et de remontée de la Lumière mohammadienne constituent respectivement le « cycle de la prophétie » et le « cycle de la walayat, lequel est celui de l’initiation spirituelle des « Amis de Dieu ». Il y eut six grands prophètes annonciateurs d’une Loi (Adam, Noé, Abraham, Moïse, Jésus, Mohammad) ; chacun d’eux eut successivement ses douze Imams, le douzième assurant la transmission au prophète de la période suivante. Le XIIe Imam de la période mohammadienne, « prophète du VIIe Jour », n’apportera pas, lors de sa parousie, une charia nouvelle, mais la révélation (le ta’wil) du sens ésotérique de toutes les révélations. Aussi sera-t-il l’Imam de la Résurrection (Qa’im al-qiyamat). […]

Peut-être y a-t-il là autant de virtualités qu’appellera à éclore l’avenir d’une histoire religieuse encore inachevée. Car, en fin de compte, ce qui récapitule la différence entre la conception sunnite et la conception chiite de l’islam est peut-être ceci : l’islam sunnite constate que le cycle de la prophétie est clos – le « Sceau des prophètes » est venu, il n’y a plus rien à attendre –, cependant, tout le monde admet que l’humanité ne peut pas se passer de prophètes. Telle est la situation pathétique dans laquelle le chiisme refuse de sombrer. Il admet, certes, lui aussi, que le cycle de la prophétie législatrice est définitivement clos. Mais, avec le départ du dernier Prophète, quelque chose de nouveau a commencé : le cycle de la walayat tendu vers cet horizon eschatologique qui garantit à l’humanité qu’elle a encore quelque chose à attendre. Le garant de cette Attente est ce XIIe Imam fugitivement apparu, pour entrer, tout enfant encore (à l’âge de cinq ans), le jour même de la mort de son père, dans une première « occultation » (874), au cours de laquelle il fut encore visible à quelques dignitaires.

Quelque soixante-six ans plus tard (940), il entre dans l’« Occultation majeure » (al-ghaybat al-kobra). A` la fois présente au passé de l’Histoire et au futur de la Résurrection, seule cette Figure peut dominer le temps « entre les temps ». Notre temps de l’Occultation majeure est un temps « entre les temps ». L’Imam de notre temps (sahib al-zaman) reste « invisible aux sens mais présent au cœur de ses fidèles ». C’est ainsi que le XIIe Imam, Mohammad al-Qa’im, fils de l’Imam Hasan al-Askari, est lui-même l’histoire de la conscience chiite depuis dix siècles.